jeudi 6 mai 2010

Concours de beauté

     En économie, l'image du concours de beauté est une métaphore utilisée par l'économiste John Maynard Keynes pour illustrer le fonctionnement du marché boursier, au chapitre 12 de sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936).

Le cas des cours de bourse
     Il fait remarquer qu'en bourse, et plus généralement sur l'ensemble des marchés financiers, les prix des titres ne sont pas déterminés par leur valeur intrinsèque (concept d'ailleurs théorique), mais plutôt par la perception qu'en ont les acteurs du marché. Le prix d'une action sur un marché boursier dépendra par exemple des perspectives de croissance de l'entreprise, des attentes sur son résultat et sur le marché dans lequel elle évolue, etc.
     De ce fait, la meilleure stratégie pour l'investisseur consiste à deviner ce que les autres pensent. Le prix d'un titre est ainsi déterminé par un mécanisme auto-référent fondé sur ce que chacun pense que les autres pensent que les autres pensent ad infinitum.

L'analogie du concours de beauté
     Pour illustrer ce mécanisme, Keynes le rapproche des concours de beauté organisés par un journal londonien de l'époque, consistant à élire les plus belles jeunes femmes parmi une centaine de photographies publiées. Le gagnant est le lecteur dont la sélection se rapproche au mieux des cinq photographies les plus choisies. En d'autres termes, le gagnant est celui s'approchant au mieux du consensus global.
     Keynes fait remarquer que pour remporter ce jeu, il n'est pas logique de raisonner uniquement selon ses goûts personnels. Il faut en effet déterminer le consensus de tous les autres lecteurs : en déroulant le raisonnement, on comprend que le choix des lecteurs se porte uniquement sur les candidates qu'il pense que les autres éliront, ceux-là même choisissant celles qu'ils pensent que les autres éliront, et ce à l'infini.

     Par cette analogie, Keynes veut montrer que le prix d'un titre financier a la nature d'une bulle spéculative : sa valeur dépend plus de représentations et d'anticipations que de fondements réels. Les acteurs du marché financier en arrivent à ignorer les fondamentaux et essaient à la place de prédire ce que fera le marché. Cet argument remet en cause l'idée selon laquelle les marchés financiers parviendraient à une allocation des capitaux efficace, les acteurs fructueux étant soit juste chanceux, soit ceux ayant les plus grandes capacités à anticiper la psychologie de masse.

     Des développements ultérieurs ont montré que de tels phénomènes se produisent dès lors qu'il y a incertitude sur les déterminants de l'évolution du prix du titre.


et de manière générale : l'histoire de la pensée économique

mardi 4 mai 2010

Le tour du monde en 80 secondes

Grèce: Les trois mensonges des médias et des experts (fin)

Des Mythes à la réalité

Il faut, face aux mythes et autres balivernes qui sont colportés d’ici et là rappeler ces faits. Ce n’est pas en se fermant les yeux à ces vérités que l’on pourra construire les politiques qui s’imposent face à la crise. C’est au contraire en les regardant en face que l’on pourra trouver des solutions.

La Grèce est incontestablement dans une situation extrêmement difficile. On peut craindre que l’aide de l’Eurogroupe contribue à empirer les choses au lieu de les améliorer. Cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire, mais qu’il faut le faire différemment. La grève générale du 5 mai devrait à cet égard avoir valeur de test. Il est alors urgent que les conditions mises à l’aide ne soient pas prises en otage par la politique intérieure allemande. Il ne sert à rien d’exiger des Grecs des conditions qu’ils ne pourront pas tenir.

De la même manière, rien ne justifie la fascination morbide de certains pour le « modèle » allemand. Il n’est pas exportable et il n’a d’ailleurs pas les conditions de stabilité internationale à long terme pour constituer un « modèle » (1). C’est là certainement l’un des mythes les plus pervers de la politique et de l’économie française depuis les années 1970, et qui plonge ses racines non dans la réalité mais dans une réécriture de l’histoire que nous avons plus ou moins acceptée sans la discuter. Mais, au lieu de se complaire dans ce masochisme qui tire sa source de la vision convenue du désastre de juin 1940, nous pouvons regarder sans honte la trajectoire économique de notre pays. Elle est certainement bien plus « soutenable » que celle de l’Allemagne.

Enfin, il faut cesser de mythifier l’Euro. Le passage à la monnaie unique a été une tragique erreur, alors que s’offrait à nous la possibilité d’une monnaie commune venant chapeauter nos monnaies nationales. Un tel système, en laissant la possibilité de procéder quand il faut à des dévaluations ou à des réévaluations eut été bien plus robuste. Il n’est pas trop tard pour revenir à la raison et faire marche arrière. En un sens, l’histoire a tranché. Dans sa forme actuelle, la zone Euro n’est pas viable.

 (1) Biböw J., « Investigating the Intellectual Origins of the Euroland’s Macroeconomic Policy Regime : Central Banking Institutions and Traditions in West Germany aftre the War », The Levy Economics Institute, Working Paper n° 406, Annandale-on-Hudson, Mai 2004.

(2) Constat que je tirais en 2006 dans, Sapir J., « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, Juin 2006, pp. 69-84, texte republié en 2009 sur le blog Horizons. 

 Ces 4 volets sur la Grèce sont tirés de Marianne2

Grèce: Les trois mensonges des médias et des experts (3)

L'euro nous aurait protégé de la crise 
L’antienne est connue ; elle a été répétée à satiété.

Mais, aujourd’hui, elle commence néanmoins à se lézarder.
Reprenons donc les différentes formes sous lesquelles on nous l’a serinée :

A.    L’Euro nous protège de la crise financière. Ce fut la grande rengaine de 2007. L’inénarrable Elie Cohen allant même jusqu’à proclamer que la crise était « uniquement celle du marché hypothécaire américain » à l’été 2007. En réalité, la politique de dépression induite par l’Euro fort (et la politique de J.C. Trichet à la BCE) dans un contexte de libre ouverture à la concurrence internationale, a poussé les banques européennes à investir lourdement, sous une forme directe et indirecte, dans les marchés d’instruments financiers à hauts risques. Par ailleurs, une bulle immobilière s’est aussi développée au sein de la zone Euro, en Espagne, au Portugal et, dans une moindre mesure, en Allemagne.

B.    L’Euro nous protège des fluctuations des taux d’intérêts. C’est vrai, mais uniquement par beau temps (et à condition de le dire vite…). On a vu, dès que la crise s’est déclenchée dans sa forme aiguë que les écarts de taux (ou Spread) entre pays de la zone Euro ont littéralement explosé (Graphique 5).


Grèce: Les trois mensonges des médias et des experts (3)
C.    L’Euro nous assure contre des politiques d’exploitation des voisins (beggar-thy-neighbour). On a vu qu’il n’en était rien avec la politique de l’Allemagne, qui a pu accroître ses excédents de manière considérable aux détriments de ses voisins. Le mythe de l’Euro comme garantie contre des politiques non-coopératives a ainsi volé en éclats.

D.    L’Euro nous protège d’une crise monétaire. On voit bien aujourd’hui qu’il n’en est rien. Si, à la Grèce, nous ajoutons le coût probable d’un sauvetage du Portugal, de l’Espagne et peut-être de l’Italie, ce sont des montants compris entre 500 et 600 milliards d’Euros qu’il faudra débourser, et ce sans garantie de succès. Une chose en tout cas est claire : les 110 milliards d’Euros de l’accord de dimanche 2 mai ne sont qu’une petite fraction des sommes qu’il faudra débourser.

On peut ajouter à cela que l’Euro compromet la sortie de crise pour les pays membres de la zone Euro, à la fois en raison de sa surévaluation (on est toujours à 1,33 Dollars pour 1 Euro) et des politiques d’ajustement budgétaire auquel nous allons être contraints tant que nous resteront dans la zone Euro (du moins dans sa forme actuelle). Ce n’est pas un hasard si les perspectives de croissance de la zone Euro sont particulièrement mauvaises.

Business is business

     Aujourd'hui on est cool, on prête à la Grèce pour qu'elle se désendette. Alors comme nous aussi on n'est pas très riche on emprunte sur les marchés à 3,5% pour prêter à 5% à la Grèce. On est sympa mais on ne rase pas encore gratos. Le plus marrant de tout cela c'est que les "organismes" à qui la France emprunte, eux empruntent à 1% aux banques centrales.
     Alors faisons simple : si la Grèce pouvait emprunter 1 000 000 000 € (1 milliard d'€uros) directement aux banques centrales, donc à 1% l'an cela lui coûterait 10 000 000 € (10 millions d'€uros), bon comme elle emprunte à 5% cela lui coûtera 50 000 000 € (50 millions d'€uros). Mais comme on vient de dire on est là pour aider les Grecs. Au passage la France se fera 15 000 000 € (15 millions d'€uros) et les "organismes" financiers (le marché donc) 25 000 000 € (25 millions d'€uros).
     Alors là je dis à tous les jeunes qui désespèrent de trouver un emploi qui paye un peu, faites intermédiaire financier, 1 ligne d'écriture peut rapporter jusqu'à 25 plaques.

Le costard est le fard blanc de Louis XIV

     Dans The PME j'occupe le poste de responsable de production. Comme beaucoup de petite entreprise il n'y a pas de doublon, chaque personne est seule à son poste et comme je suis en arrêt maladie, les choses sont complexes dans The PME sans personne pour coordonner le travail. Aujourd'hui je me suis bêtement, mais réellement bêtement rendu compte d'une évidence.
     Souvent je me dis, fataliste, que nous sommes dans un monde de vendeur, de commercial, que quel que soit la façon dont le T Shirt, l'assiette, la TV arrive chez nous, la seule chose que l'on perçoit en tant que consommateur c'est au mieux notre contact avec le (la) vendeur(se), au pire le tapotement sur notre clavier d'ordinateur pour commander en ligne. Bref cela ne nous intéresse pas de savoir (ou on ne veut pas savoir) comment sont fabriqués les produits que l'on consomme. Toute la journée on entend dire que les ventes vont bien ou mal et que cela conditionne la croissance indispensable à notre bonheur. Oui, c'est indéniable, sans vente pas besoin de produire en masse. Mais que se passe t il quand, même s'il y a des ventes, les productifs, les laborieux s'arrêtent (certains me diront ironiquement c'est simple : les chinois prennent le relais, mais globalement je suis sceptique).
     Je ne veux pas dire là que le vendeur est plus important, indispensable que le fabricant et vice versa. Je veux juste dire que si la production s'arrête et si le vendeur reste lui toujours actif, une fois que les stocks (tendus comme chacun le sait) s'épuisent il ne se passe plus rien, rien pour s'habiller, se laver, manger, . . . Que se passe t il si le vendeur arrête de vendre et que le producteur continue de produire. Ca va être dur pour trouver les produits que l'on cherche mais des réseaux secondaires vont vite se mettre en place (par exemple on irait directement chez le producteur).
Non ce n'est pas Carlita
     Un exemple (peut être mal choisi mais bon j'assume) : durant la seconde guerre mondiale, globalement on peut dire que les gens ont eu beaucoup plus faim en ville qu'à la campagne. La ville ne manquait pas de vendeurs, mais d'approvisionnement, de production. A l'inverse, la campagne n'avait aucun vendeur, mais produisait. Alors évidemment on peut me dire que sans réseau "officiel" de distribution de la production on favorise la contrebande et toute autre forme de vente parallèle.
     Souvent je compare ce désamour global du travail productif, salissant, au travail aux champs du temps de la royauté française. Le bronzage des paysans était la première marque de leur bassesse sociale en opposition au teint fardé de blanc de l'élite de l'époque, la noblesse. Est ce que le costard (ou le tailleur) est devenu le fard de notre époque ?
     Alors tout ça juste pour dire, et là je réinvente le fil à couper le beurre, que tout consommateur que nous sommes, pensons  un peu aux productifs que nous pouvons aussi être et réhabilitons le travail "manuel", celui qui fait transpirer mais celui qui nous nourrit car quoiqu'en disent nos politiques, nous ne pourront pas être tous employés dans le secteur tertiaire, celui de la recherche, du tourisme, du service.
     Au fait, je crois que service, ça vient du latin servitium, qui se traduit par esclavage, servitude en français.

lundi 3 mai 2010

La Chine peut- elle gagner la guerre économique ?


A propos de la Chine, la guerre économique est-elle la continuation de la politique par d’autres moyens ? 

La Chine est-elle capable de mener et une guerre économique au monde et la gagner ?

La notion de guerre économique redevient très à la mode. L’Allemagne est visiblement en guerre économique avec des Etats d’Europe, quitte à faire éclater l’Europe. Mais la Chine, elle, a d’autres moyens de faire la guerre économique à l’Europe ou aux Etats-Unis.

D’abord elle possède d’énormes réserves de change, de l’ordre de 2500 milliards de dollars. Sachant que le PIB américain est de l’ordre de 15000 milliards, ça fait du 16%, une force de frappe considérable. Rappelons que c’est le désir des Chinois de se désengager des rehausseurs de crédits américains, Fanny Mae et Freddy Mac, qui en pleine crise financière a obligé les Etats-Unis a nationaliser de fait Fanny Mae et Freddy Mac, et a précipité la chute de Lehman Brothers.

Deuxièmement, l’économie chinoise est totalement contrôlée par l’Etat, les pouvoirs publics. Là encore il est très difficile de vérifier les chiffres, mais l’économie chinoise est publique à 75%. La force de frappe que constitue l’économie est donc entièrement entre les mains du parti communiste. Le monolithisme de la direction économique est impressionnant. On l’a vu au moment du plan de relance de 2008, énorme, où l’Etat a injecté près de 10% du PIB dans l’économie, ramenant le taux de croissance qui avait chuté à 8% après la crise du commerce international, à plus de 12%. Dans cette économie publique le contrôle du crédit joue un rôle essentiel.

Troisièmement, la Chine mène une politique extrêmement efficace d’approvisionnement dans tous les pays du monde, mais particulièrement dans les pays peu aimés des Etats-Unis, comme le Soudan ou le Vénézuela, elle est donc à même d’exercer une forte pression sur les marchés mondiaux des matières premières.

Quatrièmement la Chine, échaudée par la crise de 2008, s’efforce de promouvoir un modèle de développement endogène, fondé sur la consommation intérieure, et fondé sur le hi-tech : le contrat social qu’elle entend proposer aux millions de Chinois qui quittent les campagnes en échange de la dictature, est une consommation à l’occidentale, de produits à forte valeur ajoutée. Elle produit déjà les voitures électriques et les centrales nucléaires. Elle ruine donc, tout simplement, les économies occidentales.

Enfin, cinquièmement, la Chine est une menace écologique et elle le sait. Elle est la plus grande émettrice de CO2 du monde avec 7 milliards de tonnes, loin devant l’Europe, 4 milliards, et elle entend bien continuer de jouer de son dumping écologique au moment où l’Europe et les Etats-Unis se mêlent de contrôler leurs émissions. Ce qui ne l’empêchera pas, au contraire, d’exporter des technologies vertes. L’occident est mal parti dans la future guerre économique. 

Avec France Inter, la chronique de Bernard Maris, journaliste et écrivain

 

Grèce: les trois mensonges des médias et des experts (2)


Les allemands seraient vertueux


Autre cliché et autre mythe, que cette « vertu » allemande que l’on oppose aux autres pays, dont la Grèce et la France. De fait, l’Allemagne n’est pas spécialement vertueuse (si tant est que ce mot ait un sens en économie) mais elle vit aux dépens de ses voisins. Si la « vertu » a un sens, c’est bien par l’investissement que l’on devrait la mesurer, car elle implique alors des sacrifices au présent pour préserver l’avenir. Mais, dans ce cas, la France et l’Italie sont bien plus « vertueuses » que ne l’est l’Allemagne (graphique 3).


Source : Eurostat


Si l’on regarde la question des dettes (et du total de ces dernières et non de la simple dette publique), ici encore c’est une autre image que l’on obtient. 




Source : Eurostat, Bank of England.


En matière de dette totale, la France fait ainsi mieux que l’Allemagne, qui pourtant ne cesse de donner des leçons. L’Espagne (zone Euro) et la Grande-Bretagne (hors zone Euro) sont à l’évidence les « mauvais élèves ». Mais, même un pays comme l’Italie, en dépit d’une forte dette publique, n’est pas si mal placé sur le total des dettes.


D’où vient alors le « succès » allemand ? D’un politique d’exploitation de ses voisins ! Par sa politique fiscale l’Allemagne a réalisé l’équivalent d’une dévaluation de 10% au sein de la zone Euro. Autrement dit, non contente de paralyser ses partenaires, elle a accru son avantage à leurs dépens, au moment où sa balance commerciale avec les pays d’Asie (et la Chine en particulier) devenait négative. C’est cette politique qui pose problème aujourd’hui et qui compromet les chances de survie de la zone Euro.


Encore faut-il demander à qui cette politique profite en Allemagne.


Les données pour des comparaisons internationales sont relativement fragmentaires. D’après un travail réalisé à l’OCDE en 2008, on peut cependant constater que, en longue période, la part des 1% les plus riches dans le revenu national est en Allemagne sensiblement supérieure de ce qu’elle est en France. Ainsi, le mythe d’une Allemagne « vertueuse » ne ferait que masquer une réalité plus triviale : les rapports de forces bien plus favorables au capital qu’au travail. Les Allemands ne sont pas vertueux, ils sont plus exploités (graphique 3).




Source : OCDE


On retrouve ici l’inanité qu’il y a à parler de « vertu » en économie. La vérité est que les politiques ne sont ni « vertueuses » ni « non vertueuses ». Au mieux peut-on s’interroger sur leur durabilité, que ce soit dans le cadre national ou international. Il est ici clair que l’Allemagne a une politique de répartition, qui engendre le reste de sa politique, qui n’est pas durable ou « soutenable » dans le cadre de la zone Euro.

Certes, la situation n’y atteint pas les extrêmes des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Mais l’écart de répartition est très significatif. Rappelons enfin que, depuis l’après-guerre, la croissance allemande a été plutôt inférieure à la croissance en France et en Italie (Graphique 4).





En fait, ce sont bien des pays qui ont été systématiquement présentés comme « non-vertueux » (la France et l’Italie) qui ont obtenu les meilleurs résultats sur longue période. Le niveau de la productivité en France (graphique 1) le montre.


La fascination de certains pour une « vertu » allemande supposée a de biens étranges échos. Elle est, en France, au service d’une bien étrange politique.

Grèce: les trois mensonges des médias et des experts (1)

«Les Grecs vivent au dessus de leurs moyens.» «L'économie allemande est plus vertueuse.» «L'Euro nous protège de la crise.» Ces trois affirmations font partie du mantra néolibéral répété en boucle par les économistes invités sur les plateaux. L'économiste Jacques Sapir démolit consciencieusement ces pétitions de principe.

La Grèce serait l’homme malade de la zone Euro

Les récents événements en Grèce et dans la zone Euro ont donné lieu à beaucoup de commentaires, au sein desquels on peut constater que certains mythes ont la vie (très) dure. Sans prétendre leur faire la peau définitivement, il convient de rappeler ici certains faits, par sympathie pour les travailleurs grecs mais aussi par amour de la vérité.
La presse allemande, et même française, a usé de termes, en réalité, bien plus injurieux. On se souvient des « cueilleurs d’olives » et même de l’exécrable calembour (la « mauvaise Grèce ») par lequel un quotidien français s’est déshonoré. Il convient de rétablir ici les faits.
Un pays se juge à sa productivité du travail. Mais, cette dernière dépend aussi des activités qui dominent dans ce pays. Ainsi, les services non financiers ont-ils une productivité plutôt basse, tandis que l’industrie a une productivité qui, toute chose étant égale par ailleurs, est plus élevée. Les services financiers aujourd’hui sont l’activité dont la productivité est la plus forte, sans d’ailleurs que cela ne préjuge pas de leur contribution réelle à la richesse du pays ou de leur utilité. La Grèce est plutôt une économie de services (le tourisme et les services associés), avec aussi un secteur agricole qui – pour des raisons géographiques – est plutôt intensif en travail qu’en capital. Or la productivité de la Grèce, en dépit de tous ces facteurs, et loin d’être ridicule (graphique 1).

Source : J-F. Jamet, « Productivité, temps de travail et taux 
d’emploi dans l’Union européenne », Fondation Robert Schuman, Questions 
d’Europe n°45.
Source : J-F. Jamet, « Productivité, temps de travail et taux d’emploi dans l’Union européenne », Fondation Robert Schuman, Questions d’Europe n°45.
On peut constater sur ce graphique que la productivité de la Grèce (calculée en parité de pouvoir d’achat) est supérieure à celle du Portugal et de tous les pays « nouveaux entrants » de l’Union Européenne (qui n’ont pas la réputation, pourtant, d’être peuplés de fainéants). En fait, la Grèce à une productivité égale à 85% de la productivité allemande, ce qui n’est pas mal pour des « cueilleurs d’olives »…
Maintenant, si l’on compare les rythmes des gains de productivité sur 10 ans (199s-2005), on peut faire une autre constatation (Graphique 2).

Taux de croissance moyen de la productivité par personne occupée

Source : J-F. Jamet, « Productivité, temps de travail et taux 
d’emploi dans l’Union européenne », Fondation Robert Schuman, Questions 
d’Europe n°45.
Source : J-F. Jamet, « Productivité, temps de travail et taux d’emploi dans l’Union européenne », Fondation Robert Schuman, Questions d’Europe n°45.
Avec une moyenne de 2,4%, la Grèce a un taux de croissance de la productivité du travail sensiblement égal au double de l’Allemagne (1,2%). Elle est aussi nettement au-dessus de la moyenne de la zone Euro et de l’UE-25. En fait, et compte tenu de la structure de l’économie grecque, les travailleurs ont consenti des sacrifices importants.
La Grèce a incontestablement des problèmes, mais ils n’ont rien à voir avec le travail des Grecs. On peut rapidement, sans prétendre à l’exhaustivité, évoquer
  1. Une évasion fiscale des hauts revenus, largement rendue possible par la libéralisation financière dans la zone Euro. On constate d’ailleurs aujourd’hui une baisse des comptes bancaires en Grèce au profit des banques de Chypre…
  2. La surévaluation de l’Euro a des effets dramatiques sur la Grèce se voit concurrencée dans les activités touristiques par des pays comme la Turquie, la Tunisie ou encore la Jordanie, et qui perd une partie des revenus qu’elle tirait de l’affrètement de la flotte de commerce (revenus en dollars…).
  3. La politique allemande au sein de la zone Euro a d’ailleurs aggravé cette situation dans le domaine commercial. La balance courante de la Grèce (le déficit commercial) s’est brutalement aggravée depuis 2005 et a atteint en 2007 14% du PIB.
Qu’il y ait eu des scandaleux abus de la part du précédent gouvernement est indéniable. Que ces abus trouvent aussi leurs échos dans les pratiques des autorités locales avec une corruption et un népotisme endémiques, est aussi indéniable. Mais, ces abus n’expliquent pas tout et de plus, ils ne concernent pas l’immense majorité des Grecs à qui l’on va demander des sacrifices.
La solution la meilleure pour la Grèce serait de pouvoir dévaluer (ce qu’elle ne peut faire bien entendu tant qu’elle reste dans la zone Euro) et de faire défaut sur une partie de sa dette dont les intérêts représenteront 93 milliards d’Euros d’ici fin 2012. Si l’on additionne les intérêts à payer, la dette à faire rouler (ou dette de court terme arrivant à échéance et qu’il faut renouveler faute de pouvoir la rembourser) et la nouvelle dette qu’il faudra de toute manière placer, on arrive à un total de près de 150 milliards d’Euros qui seront nécessaires (au minimum) d’ici fin 2012.
En fait, cette estimation ne tient pas compte de la contraction du PIB que le plan d’ajustement qui est actuellement proposé à la Grèce va provoquer. Or, toute contraction du PIB provoque une contraction des recettes fiscales…
Le déficit est ainsi amené à se perpétuer, engendrant un nouveau plan d’ajustement, qui lui-même provoquera une nouvelle baisse du PIB, et des recettes fiscales. C’est une situation absolument intenable pour un pays de la taille de la Grèce, et ce d’autant plus que l’estimation de 150 milliards correspond à des hypothèses de recettes publiques qui ne sont pas réalistes. Un chiffre compris entre 180 et 200 milliards apparaît comme beaucoup plus probable.
Dans ces conditions, l’aide promise le dimanche 2 mai (et qui est de l’ordre de 110 milliards d’Euros sur 3 ans) serait certainement bien plus efficace si elle venait après une sortie de la zone Euro et une dévaluation, sous la forme d’une annulation de certaines créances ou de leur rachat. Ainsi, la Grèce pourrait retrouver rapidement le chemin de la croissance.
Il faut ici se souvenir du défaut russe de 1998. C’est bien de ce défaut que date le redémarrage de l’économie russe. Les prix du pétrole n’ont joué aucun rôle jusqu’en 2001/2002.
Une dévaluation et un défaut ne sont donc pas la fin du monde et peuvent, au contraire, être l’occasion d’un nouveau départ1 .
1 Sapir, J. "The Russian Economy: From Rebound to Rebuilding", in Post-Soviet Affairs, vol. 17, n°1, (janvier-mars 2001), pp. 1-22.
Faire ce que l'on veut ou bien vouloir ce que l'on fait