mercredi 10 juin 2009

Ca va arriver sous peu

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et au cas où vous prendriez peur en voyant s'afficher la page, en bas de celle ci il y a ça :

The Hadopi Song from jcfrog on Vimeo.

Le principe de l'état

par Mikhaïl Bakounine

Au fond, la conquête n’est pas seulement l’origine, elle est aussi le but suprême de tous les Etats, grands ou petits, puissants ou faibles, despotiques ou libéraux, monarchiques, aristocratiques, démocratiques, et voire même socialistes, en supposant que l’idéal des socialistes allemands, celui d’un grand Etat communiste, se réalise jamais.

Qu’elle ait été le point de départ de tous les Etats, anciens et modernes, cela ne pourra être mis en doute par personne, puisque chaque page de l’histoire universelle le prouve suffisamment. Nul ne contestera non plus que les grands Etats actuels n’aient pour objet, plus ou moins avoué, la conquête. Mais les Etats moyens et surtout les petits Etats, dira-t-on, ne pensent qu’à se défendre et il serait ridicule de leur part de rêver la conquête.

Ridicule tant qu’on voudra, mais néanmoins c’est leur rêve, comme c’est le rêve du plus petit paysan propriétaire de s’arrondir au détriment de son voisin ; s’arrondir, s’agrandir, conquérir à tout prix et toujours, c’est une tendance fatalement inhérente à tout Etat, quelle que soit son extension, sa faiblesse ou sa force, parce que c’est une nécessité de sa nature. Qu’est-ce que l’Etat si ce n’est l’organisation de la puissance ; mais il est dans la nature de toute puissance de ne point pouvoir souffrir ni de supérieure ni d’égale, - la puissance ne pouvant avoir d’autre objet que la domination, et la domination n’étant réelle que lorsque tout ce qui l’entrave lui est assujetti. Aucune puissance n’en souffre une autre que lorsqu’elle y est forcée, c’est-à-dire que lorsqu’elle se sent impuissante à la détruire ou à la renverser. Le seul fait d’une puissance égale est une négation de son principe et une menace perpétuelle contre son existence ; car c’est une manifestation et une preuve de son impuissance. Par conséquent, entre tous les Etats qui existent l’un à côté de l’autre, la guerre est permanente et leur paix n’est qu’une trêve.

Il est dans la nature de l’Etat de se poser aussi bien pour lui-même que pour tous ses sujets comme l’objet absolu. Servir sa prospérité, sa grandeur, sa puissance, c’est la vertu suprême du patriotisme. L’Etat n’en reconnaît point d’autre : tout ce qui lui sert est bon, tout ce qui est contraire à ses intérêts est déclaré criminel, telle est la morale de l’Etat.

C’est pourquoi la morale politique a été de tout temps non seulement étrangère, mais absolument contraire à la morale humaine. Cette contradiction est une conséquence forcée de son principe : l’Etat n’étant qu’une partie, se pose et s’impose comme le tout ; il ignore le droit de tout ce qui n’étant pas lui-même, se trouve en dehors de lui, et quand il le peut sans danger pour lui-même, il le viole. L’Etat est la négation de l’humanité.

Y a-t-il un droit humain et une morale humaine absolus ? Par le temps qui court et en voyant tout ce qui se passe et se fait aujourd’hui en Europe, on est bien forcé de se poser cette question.

D’abord, l’absolu existe-t-il et tout n’est-il pas relatif dans le monde ? Ainsi pour la morale et le droit : ce qui s’appelait droit, hier, ne l’est plus aujourd’hui, et ce qui parait moral en Chine peut ne pas être considéré comme tel en Europe. A ce point de vue chaque pays, chaque époque ne devraient être jugés qu’au point de vue des opinions contemporaines ou locales, et il n’y aurait ni droit humain universel, ni morale humaine absolue.

De cette manière, après avoir rêvé l’un et l’autre, quand nous avons été métaphysiciens ou chrétiens, devenus positivistes aujourd’hui, nous devrions renoncer à ce rêve magnifique pour retomber dans l’étroitesse morale de l’antiquité, qui ignore jusqu’au nom même de l’humanité, au point que tous les dieux ne furent que des dieux exclusivement nationaux et accessibles seulement aux cuites privilégiés.

Mais aujourd’hui que le ciel est devenu désert et que tous les dieux, y compris naturellement le Jéhovah des juifs, l’Allah des mahométans et le bon Dieu des chrétiens, se trouvent détrônés, aujourd’hui ce serait peu encore : nous retomberions dans le matérialisme crasse et brutal des Bismarck, des Thiers et des Frédéric II, selon lesquels Dieu était toujours du côté des gros bataillons, comme l’a excellemment dit ce dernier ; l’unique objet digne de culte, le principe de toute morale, de tout droit serait la force ; c’est la vraie religion de l’Etat.

Eh bien, non ! Quelque athées que nous soyons, et précisément parce que nous sommes des athées, nous reconnaissons une morale humaine et un droit humain absolus. Seulement, il s’agit de s’entendre sur la signification de ce mot absolu. L’absolu universel, embrassant la totalité infinie des mondes et des êtres, nous ne le concevons pas, parce que non seulement nous sommes incapables de le percevoir par nos sens, mais nous ne pouvons pas même l’imaginer. Toute tentative de ce genre nous ramènerait dans le vide, tant aimé des métaphysiciens, de l’abstraction absolue.

L’absolu que nous entendons est un absolu très relatif et notamment relatif exclusivement à l’espèce humaine. Cette dernière est loin d’être éternelle : née sur la terre, elle mourra avec elle, peut-être même avant elle, faisant place, selon le système de Darwin, à une espèce plus puissante, plus complète, plus parfaite. Mais tant qu’elle existe, elle a un principe qui lui est inhérent et qui la fait précisément ce qu’elle est : c’est ce principe qui constitue, par rapport à elle, l’absolu. Voyons quel est ce principe.

De tous les êtres vivant sur cette terre, l’homme est à la fois le plus social et le plus individualiste. Il est sans contredit aussi le plus intelligent. Il existe peut-être des animaux qui sont même plus sociaux que lui, par exemple les abeilles, les fourmis ; mais par contre, ils sont si peu individualistes, que les individus appartenant à ces espèces sont absolument absorbés par ces dernières et comme anéantis dans leur société : ils sont tout pour la collectivité, rien ou presque rien pour eux-mêmes. Il paraît qu’il existe une loi naturelle, conformément à laquelle plus une espèce d’animaux est élevée dans l’échelle des êtres, par son organisation plus complète, plus elle laisse de latitude, de liberté et d’individualité à chacun. Les animaux féroces, qui occupent incontestablement le rang le plus élevé, sont individualistes au suprême degré.

L’homme, animal féroce par excellence, est le plus individualiste de tous. Mais en même temps, et c’est un de ses traits distinctifs, il est éminemment, instinctivement et fatalement socialiste. C’est tellement vrai, que son intelligence même qui le rend si supérieur à tous les êtres vivants et qui le constitue en quelque sorte le maître de tous, ne peut se développer et arriver à la conscience d’elle-même qu’en société et par le concours de la collectivité tout entière.

La suite sur : http://infokiosques.net/imprimersans2.php?id_article=263

Stratégie de manipulations de masse

|1| La stratégie de la diversion

Elément primordial du contrôle social, la stratégie de la diversion consiste à détourner l’attention du public des problèmes importants et des mutations décidées par les élites politiques et économiques, grâce à un déluge continuel de distractions et d’informations insignifiantes. La stratégie de la diversion est également indispensable pour empêcher le public de s’intéresser aux connaissances essentielles, dans les domaines de la science, de l’économie, de la psychologie, de la neurobiologie, et de la cybernétique. "Garder l’attention du public distraite, loin des véritables problèmes sociaux, captivée par des sujets sans importance réelle. Garder le public occupé, occupé, occupé, sans aucun temps pour penser ; de retour à la ferme avec les autres animaux." (extrait de "Armes silencieuses pour guerres tranquilles")

|2| Créer des problèmes, puis offrir des solutions

Cette méthode est aussi appelée "problème-réaction-solution". On crée d’abord un problème, une "situation" prévue pour susciter une certaine réaction du public, afin que celui-ci soit lui-même demandeur des mesures qu’on souhaite lui faire accepter. Par exemple : laisser se développer la violence urbaine, ou organiser des attentats sanglants, afin que le public soit demandeur de lois sécuritaires au détriment de la liberté. Ou encore : créer une crise économique pour faire accepter comme un mal nécessaire le recul des droits sociaux et le démantèlement des services publics.

|3| La stratégie du dégradé

Pour faire accepter une mesure inacceptable, il suffit de l’appliquer progressivement, en "dégradé", sur une durée de 10 ans. C’est de cette façon que des conditions socio-économiques radicalement nouvelles ont été imposées durant les années 1980 à 1990. Chômage massif, précarité, flexibilité, délocalisations, salaires n’assurant plus un revenu décent, autant de changements qui auraient provoqué une révolution si ils avaient été appliqués brutalement.

|4| La stratégie du différé

Une autre façon de faire accepter une décision impopulaire est de la présenter comme "douloureuse mais nécessaire", en obtenant l’accord du public dans le présent pour une application dans le futur. Il est toujours plus facile d’accepter un sacrifice futur qu’un sacrifice immédiat. D’abord parce que l’effort n’est pas à fournir tout de suite. Ensuite parce que le public a toujours tendance à espérer naïvement que "tout ira mieux demain" et que le sacrifice demandé pourra être évité. Enfin, cela laisse du temps au public pour s’habituer à l’idée du changement et l’accepter avec résignation lorsque le moment sera venu. Exemple récent : le passage à l’Euro et la perte de la souveraineté monétaire et économique ont été acceptés par les pays Européens en 1994-95 pour une application en 2001. Autre exemple : les accords multilatéraux du FTAA que les USA ont imposé en 2001 aux pays du continent américain pourtant réticents, en concédant une application différée à 2005.

|5| S’adresser au public comme à des enfants en bas-age

La plupart des publicités destinées au grand-public utilisent un discours, des arguments, des personnages, et un ton particulièrement infantilisants, souvent proche du débilitant, comme si le spectateur était un enfant en bas-age ou un handicapé mental. Exemple typique : la campagne TV française pour le passage à l’Euro ("les jours euro"). Plus on cherchera à tromper le spectateur, plus on adoptera un ton infantilisant. Pourquoi ? "Si on s’adresse à une personne comme si elle était âgée de 12 ans, alors, en raison de la suggestibilité, elle aura, avec une certaine probabilité, une réponse ou une réaction aussi dénuée de sens critique que celles d’une personne de 12 ans." (cf. "Armes silencieuses pour guerres tranquilles")

|6| Faire appel à l’émotionnel plutôt qu’à la réflexion

Faire appel à l’émotionnel est une technique classique pour court-circuiter l’analyse rationnelle, et donc le sens critique des individus. De plus, l’utilisation du registre émotionnel permet d’ouvrir la porte d’accès à l’inconscient pour y implanter des idées, des désirs, des peurs, des pulsions, ou des comportements...

|7| Maintenir le public dans l’ignorance et la bêtise

Faire en sorte que le public soit incapable de comprendre les technologies et les méthodes utilisées pour son contrôle et son esclavage. "La qualité de l’éducation donnée aux classes inférieures doit être de la plus pauvre sorte, de telle sorte que le fossé de l’ignorance qui isole les classes inférieures des classes supérieures soit et demeure incompréhensible par les classes inférieures." (cf. "Armes silencieuses pour guerres tranquilles")

|8| Encourager le public à se complaire dans la médiocrité

Encourager le public à trouver "cool" le fait d’être bête, vulgaire, et inculte...

|9| Remplacer la révolte par la culpabilité

Faire croire à l’individu qu’il est seul responsable de son malheur, à cause de l’insuffisance de son intelligence, de ses capacités, ou de ses efforts. Ainsi, au lieu de se révolter contre le système économique, l’individu s’auto-dévalue et culpabilise, ce qui engendre un état dépressif dont l’un des effets est l’inhibition de l’action. Et sans action, pas de révolution !...

|10| Connaître les individus mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes

Au cours des 50 dernières années, les progrès fulgurants de la science ont creusé un fossé croissant entre les connaissances du public et celles détenues et utilisées par les élites dirigeantes. Grâce à la biologie, la neurobiologie, et la psychologie appliquée, le "système" est parvenu à une connaissance avancée de l’être humain, à la fois physiquement et psychologiquement. Le système en est arrivé à mieux connaître l’individu moyen que celui-ci ne se connaît lui-même. Cela signifie que dans la majorité des cas, le système détient un plus grand contrôle et un plus grand pouvoir sur les individus que les individus eux-mêmes.

lundi 8 juin 2009

Votre capital santé m’intéresse...

« Arrêtez de fumer, protégez votre capital santé ! » : le message a recouvert les murs de nos villes et les « unes » de nos quotidiens et magazines (1). Comme si, à force de n’en faire qu’un atout, un bien, un capital – dont le rendement dépendra des choix stratégiques et de la « responsabilisation » de chaque individu, l’on avait oublié que la santé est à la fois construction culturelle et éthique personnelle. En 1975 déjà, Michel Foucault avait analysé le « regard médical » comme l’une des composantes de nos « sociétés de contrôle » modernes (2). Trente ans plus tard, les analyses critiques sont bien discrètes qui pourraient éclairer la place du nouveau discours sur la santé au cœur de la démocratie de marché. Qui oserait critiquer la norme dominante d’optimisation des corps et des organes, de prévention des risques et d’épanouissement ? Elle est présentée dorénavant à la façon d’un processus naturel, ce bon instinct, en l’occurrence, que sauront réveiller en nous les nouveaux experts de la santé.

Car le capitalisme avancé, avec ses ressorts vitalistes, son impératif de mobilisation des corps, a rendu inaudible tout autre son de cloche. L’heure est au chantage unanime à la gestion individuelle de sa santé. Face au tabac, à l’alcool, à la pollution ou aux rayons du soleil. « Deux Français sur trois prennent des risques », constatait fin 2007 un sondage IFOP pour le compte des marques Kiria et Philips : « Un détachement qui frôle parfois la désinvolture », commentent les experts sur le ton du paternalisme, tandis que les psychologues peinent à expliquer « pourquoi les êtres humains sont si négligents avec leur bien le plus précieux » – en particulier les adolescents, qui forment « la population qui tire le plus de chèques en blanc sur sa santé ». Heureusement, la manie des « sociotypes », qui cache depuis trente ans les conflits de classe derrière l’écran de fumée des « styles de vie », vient aider les décideurs à pallier cette criminelle inconséquence, en leur proposant de répartir les Français en quatre « familles » face à la santé : les « insouciants » (27 %), les « classiques » (25 %), les « préventifs » (24 %) et les « fatalistes » (24 %) – ces derniers souvent pauvres et/ou jeunes.

En redéfinissant la santé comme une obligation personnelle de prévention, selon la logique aujourd’hui dominante du « risque » et de son imputation individuelle, les assureurs, les industriels du secteur et les médias spécialisés ont accrédité l’idée-clé d’un « devoir de santé » auquel oseraient déroger, à leurs dépens et aux frais de la collectivité, les fumeurs, les buveurs, les non-sportifs, les mangeurs malsains et autres dépressifs chroniques « refusant de se soigner ». C’est à eux, et à eux seuls, que doivent être imputées les faiblesses de leurs fonctions vitales, mais aussi, dans la foulée, celles de l’économie nationale, trop longtemps « redistributive », estiment ainsi les nouveaux économistes de la santé. C’est le cas de l’universitaire Claude Le Pen (déplorant le « phénomène de dichotomie classique » de patients inquiets qui ne font pourtant pas « ce qu’il faut faire ») ou du député socialiste Jean-Marie Le Guen, qui regrette qu’il n’y ait pas en France de « culture de la santé publique », ni d’attitude individuellement responsable face au « trou de la Sécu ».

Théorisées il y a quelques années par un philosophe revenu du maoïsme, François Ewald, et par le coprésident du Mouvement des entreprises de France (Medef) Denis Kessler (3), sous les noms ronflants de « risquologie » (la théorie du risque comme « dernier lien social ») et de « principe de précaution », la détection systématique de toutes les conduites à risques et l’approche qui la sous-tend en termes de maximisation et d’amortissement de soi ont investi peu à peu toutes les régions de l’existence qui en étaient restées indemnes. Car il faut désormais prévenir la panne sexuelle du couple avec enfant(s). Organiser ses vacances comme un ressourcement optimal. Coller à une diététique de la vie saine, ou à la nouvelle biopolitique de la minceur. S’adonner au sport pour vivre plus longtemps ou pour s’offrir dès maintenant un « corps du dehors » (selon l’expression de l’universitaire Georges Vigarello pour désigner la motivation esthético-narcissique, désormais décisive, de toute pratique sportive). Et, pourquoi pas, s’essayer à l’aventure extrême pour le bienfait de ses « shoots d’adrénaline », ou même aux oboles du Téléthon puisque la myopathie, elle aussi, exige un effort de chacun. C’est bien la faute à chacun, en somme, si des malheurs aussi anachroniques que les maladies ou la décadence des corps nous tombent encore dessus en l’an 2008...

Dans la plupart de ces cas, on a glissé de la santé en tant qu’état de résistance à la maladie à la santé comme prévention de tout risque physique ou existentiel, puis, de fait, à la santé comme vecteur d’optimisation de l’individu, c’est-à-dire avant tout de sa force de travail. Elle n’est plus seulement un état d’équilibre, mais aussi un idéal d’épanouissement personnel et professionnel, que résume la rubrique plus large et plus floue de la « forme », en vogue en France depuis le début des années 1980. Le mensuel Vital (créé en 1980) avait même pour slogan une formule un peu désuète, qui énonce ce lien entre santé, mobilisation de soi et appel à « devenir un individu », ou à se « réaliser » pleinement : « Est-ce que cela ne vaut pas la peine de se regarder le nombril d’un peu plus près ? »

C’est aussi, comme le résument Les Echos, que « les entreprises veulent des salariés en forme » : nouveaux programmes de santé incitatifs (chez PepsiCo ou Unilever), sensibilisation à l’alimentation saine (au Crédit agricole), objectif personnalisé d’amélioration du bilan de santé (Kraft Foods), émulation par récompense des employés les plus soucieux de leur santé (avec le grand prix Axa-Santé) ou même, aux Etats-Unis (qui ont ici encore une longueur d’avance), amendes aux salariés récalcitrants « en cas d’objectif pondéral non atteint » (chez Clarian Health Partners) (4). C’est ainsi que les entreprises les plus innovantes se font le relais efficace des nouvelles biopolitiques d’Etat, ou de cette fonction de prise en charge des corps et des vies par l’administration publique jadis pointée par Foucault (qui la voit émerger entre la Révolution et le milieu du XIXe siècle). Depuis quelques décennies, elle a pris une tournure nouvelle : extension des politiques de prévention, moralisation des attitudes, contrôle des conduites et des comportements à risques. Autrement dit, à l’heure du retrait du vieil Etat-providence, une prise en charge des corps « citoyens » est moins répressive qu’incitative, moins régalienne que « responsabilisante », moins directement prescriptive que vouée à favoriser l’intériorisation du contrôle. Ou, pour employer le vocable de certains anarchistes, l’endoflicage.

Géants pharmaceutiques et experts d’Etat, ministères de la République et médias privés, annonceurs et comités d’éthique se retrouvent ici au coude à coude, moins au sens « complotiste » d’une alliance des puissants dans le dos du citoyen qu’au plus profond de la logique néolibérale – dont Foucault avait aussi en son temps proposé une généalogie historique (5). Il définissait à la fois le néolibéralisme comme autolimitation de la politique, avec un gouvernement « frugal » soumis aux forces du marché, et comme nouvelle modalité de la politique. Une politique de la vie, ou « biopolitique », vise à organiser et à favoriser la « production de la vie », à déléguer pour ce faire aux individus atomisés (électeurs et/ou consommateurs) une fonction décisive de contrôle et de maximisation de soi, et à imposer des normes strictes dans le domaine du rapport des corps entre eux, de chaque corps à sa (sur)vie et de la vie elle-même à son « plein accomplissement ».

Ainsi, quand ce ne sont pas uniquement les ingénieurs de l’écologie ou de l’alimentation bio qui nous disent comment vivre, pour notre bien comme pour celui du corps collectif, mais encore les risquologues, les économistes, les thérapeutes de plateau de télévision, les entraîneurs sportifs et les sexologues « alternatifs », les géants du médicament et les politiques de tous bords, et jusqu’à la famille elle-même ou la direction des ressources humaines, soucieuses d’optimiser notre « capital santé », alors ce corps qu’on nous attribue cesse définitivement d’être le nôtre. Ce corps utopique qu’affichent toutes les publicités, ce corps omniprésent toujours affublé de son possessif triomphal (mon corps) se fait le site, bien au contraire, de la plus insidieuse des expropriations : il n’est plus du tout mon corps, s’il l’a jamais été, moins encore qu’à l’époque où des interdits multiples le contraignaient et où un souverain avait sur lui droit de vie et de mort. Moins encore qu’à une époque aujourd’hui oubliée où ce corps, jouisseur et mortel, malade et impromptu, n’avait pas encore été investi en ses creux les plus intimes par tous les pouvoirs du moment.

François Cusset

Faire ce que l'on veut ou vouloir ce que l'on fait

Vivre en troupeau en se pensant libres
L’individualisme n’est pas la maladie de notre époque, c’est l’égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L’époque est à la promotion de l’égoïsme, la production d’ego d’autant plus aveugles ou aveuglés qu’ils ne s’aperçoivent pas combien ils peuvent être enrôlés dans des ensembles massifiés. Et c’est bien d’ego qu’il s’agit, puisque les gens se croient égaux alors qu’en réalité ils sont passés sous le contrôle de ce qu’il faut bien appeler le « troupeau ». Celui des consommateurs, en l’occurrence.
Vivre en troupeau en affectant d’être libre ne témoigne de rien d’autre que d’un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la mesure où cela suppose d’avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. Et, de là, à autrui. Ainsi ment-on effrontément aux autres, ceux qui vivent hors des démocraties libérales, lorsqu’on leur dit qu’on vient – avec quelques gadgets en guise de cadeaux, ou les armes à la main en cas de refus – leur apporter la liberté individuelle alors qu’on vise avant tout à les faire entrer dans le grand troupeau des consommateurs.
Mais quelle est la nécessité de ce mensonge ? La réponse est simple. Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. « Librement » car, forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer doit être constamment accompagnée d’un discours de liberté, fausse liberté bien sûr, entendue comme permettant de faire « tout ce qu’on veut ».
Notre société est en train d’inventer un nouveau type d’agrégat social mettant en jeu une étrange combinaison d’égoïsme et de grégarité que j’épinglerai du nom d’« égo-grégaire ». Il témoigne du fait que les individus vivent séparés les uns des autres, ce qui flatte leur égoïsme, tout en étant reliés sous un mode virtuel pour être conduits vers des sources d’abondance. Les industries culturelles (1) jouent ici un grand rôle : la télévision, Internet, une bonne partie du cinéma grand public, les réseaux de la téléphonie portable saturés d’offres « personnelles »...
La télévision est avant tout un média domestique, et c’est dans une famille déjà en crise qu’elle est venue s’installer. On a parlé de l’« individualisation », de la « privatisation » et de la « pluralisation » de la famille, issues de la désarticulation inédite des liens de conjugalité et des liens de filiation. Certains auteurs évoquent même une « désinstitutionnalisation » qui serait à rattacher à la chute des relations d’autorité et à la montée de relations d’égalité. De groupe structuré par des pôles et des rôles, la famille devient un simple groupement fonctionnel d’intérêts économico-affectifs : chacun peut vaquer à ses occupations propres, sans qu’il s’ensuive des droits et des devoirs spécifiques pour personne. Par exemple, chacun – père, mère ou enfants – ira grappiller dans le réfrigérateur de quoi se sustenter aux heures où il lui faudra apaiser sa faim avant de retourner dans sa chambre devant la télé ou la vidéo sans en passer par le rituel commun du repas.
Ces aspects sont connus. Ce qui l’est moins, ce sont les modifications introduites par l’usage de la télévision. Celle-ci change en effet les contours de l’espace domestique en affaiblissant encore le rôle déjà réduit de la famille réelle et en créant une sorte de famille virtuelle venue s’adjoindre à la précédente. Certaines études nord-américaines l’appellent depuis longtemps déjà le « troisième parent » (2). On devrait prendre cette expression au pied de la lettre et non pas la considérer comme une simple métaphore, tant ce troisième parent occupe souvent une place plus importante que les deux premiers.
Ce nouveau parent amène avec lui, dans l’espace désormais désinstitutionnalisé de l’ancienne famille, la sienne propre, qui, pour être virtuelle, n’en est pas moins envahissante. Ce troisième parent pour les enfants, qui est en même temps le meilleur ami de la famille pour les vrais parents, constitue en somme le vecteur qui permet d’abouter aux restes de la famille réelle une nouvelle famille virtuelle. Cette extension s’est d’autant plus facilement imposée que la propagation des postes de télévision s’est répandue dans tout l’espace privé : en plus du poste trônant au centre du foyer, dans le salon, comme il y a une génération, on en trouve désormais jusque dans les chambres des enfants (3).
Cette extension virtuelle de la famille permise par le troisième parent a été peu perçue par les sciences sociales. Elle avait pourtant été parfaitement repérée par la littérature, dès les débuts du règne de la télévision. En 1953, dans son saisissant roman d’anticipation Fahrenheit 451, l’auteur américain Ray Bradbury montrait plusieurs aspects du problème dont on n’a souvent retenu qu’un seul : une société où la télévision a pris la place du livre (4). Un film, réalisé par François Truffaut en 1966, en a été tiré : l’action se situe dans un avenir proche où la société juge les livres dangereux, les considère comme un obstacle à l’épanouissement des gens.
Si la question du rapport télévision/livre a bien été perçue, on a peu pris en compte la seconde question décisive que posait cette histoire : la télévision comme nouvelle famille. Cet aspect est pourtant très présent au travers du grand rôle joué dans le récit par l’épouse de Montag. Mildred (Linda, dans le film) est complètement assujettie au système de vie aseptisée et obligatoirement heureuse instauré par le « Gouvernement ». Elle consomme autant de pilules qu’il en faut pour éviter toute anxiété. Et, surtout, elle vit avec la télévision, qui se trouve dans toutes les pièces du foyer et qui couvre toute la surface du mur (le récit a un peu d’avance sur notre technologie, mais heureusement nous avons déjà des écrans plats de plus en plus grands).
Ces « murs parlants », comme le narrateur les nomme, représentent ce qu’elle appelle sa « famille », dont les personnages virtuels vivent tous les jours dans le salon de Mildred. L’ambition la plus significative de l’héroïne est même de se payer un jour un quatrième mur-écran pour améliorer... la vie de famille.
La force du roman est d’avoir su, très tôt, révéler ce trait : cependant que la famille réelle – avec ses codes, ses lieux et ses hiérarchies – disparaissait lentement, elle se trouvait remplacée par une nouvelle communauté immense et volatile, amenée par la télévision. Dès 1953, Bradbury avait saisi que, désertant les anciens rapports sociaux réels, les téléspectateurs se mettaient à appartenir à une même « famille » en ayant soudain les mêmes « oncles » raconteurs d’histoires drôles, les mêmes « tantes » gouailleuses, les mêmes « cousins » dévoilant leurs vies.
Ainsi, les très nombreux talk-shows et autres émissions de divertissement diffusés aujourd’hui par les chaînes généralistes fournissent toute une galerie de portraits de famille : du timide impénitent au hâbleur incorrigible, en passant par le râleur patenté, l’ex-militant recyclé en paillettes, le prof idiot, l’écolo de la bonne bouffe, le cynique un peu gaulois, la blonde pétulante à anatomie renforcée, l’éternelle idole des jeunes, le crooner du troisième âge, la star du porno en défenseur des droits de l’homme, l’homosexuel dans toutes ses déclinaisons, le handicapé rigolo, la drag-queen tout-terrain, le penseur attitré, le beur volubile, les acteurs avec leurs lubies, les sportifs au grand cœur, le défenseur des bonnes causes perdues d’avance, et même le psychanalyste plein de sous-entendus freudo-lacaniens... Soit une centaine de personnes circulant sans cesse d’une chaîne à l’autre et valant de l’or, bref, ceux qu’on appelle aujourd’hui les people, derrière lesquels courent les responsables politiques en mal d’audience.
On trouve désormais ses cousins, ses oncles et ses tantes en zappant et, en plus, ils sont drôles ou du moins supposés tels. Ce que les histoires de famille (les petites et les grandes, les comiques et les tragiques) n’apportent plus, c’est désormais la « famille » de la télévision qui est appelée à le fournir. C’est elle qui console les esseulés et anime les groupes en manque de verve. Non seulement la « télé » fournit une « famille », mais elle constitue ceux qui la regardent en grande famille. Chacun se confie à tous dans un idéal de transparence où l’on ne peut plus rien se cacher. A longueur d’émissions, les « secrets de famille » les mieux gardés sont tous éventés ; aucun ne résiste aux grands déballages. Sous le soleil de Big Brother, chacun doit tout dire à tous. Même les adolescents et les jeunes adultes en passent par le confessionnal de « Loft Story » ou de « Star Academy » (5). La nouveauté de ces émissions, c’est que cette « famille », le téléspectateur peut désormais la composer à son gré – par exemple en tapant 1 s’il veut soutenir Cyril ou 2 s’il veut éloigner Elodie...
On pourrait se demander : après tout, pourquoi pas cette virtualisation des rapports familiaux ? N’est-ce pas là le cours même de l’histoire ? De sorte qu’il n’y aurait aucune raison de porter un jugement dépréciatif sur la période actuelle, surtout si c’est pour mieux valoriser celle qui n’existe plus. D’ailleurs, le temps où l’on étouffait dans les familles réelles n’est pas si loin. Le fameux : « Famille, je vous hais » d’André Gide, repris par les étudiants de 1968, ne remonte qu’à une ou deux générations. En ce sens, ne faut-il pas mieux une « famille » virtuelle qu’une vraie famille sachant que, quand on en est vraiment fatigué, il suffit de tourner le bouton sans avoir, comme autrefois, à « tuer le père » ?
La réponse est simple : le téléspectateur qui aime les personnages de cette « famille » ne peut évidemment pas être payé de retour car ceux-ci, étant virtuels, ne peuvent qu’être parfaitement indifférents à son sort. Sauf, évidemment, si celui-ci devient médiatisable. Dans ce cas, on fera entrer le personnage malheureux « dans » le poste, et des surdémonstrations d’amour lui seront données, comme pour faire oublier la non-réciprocité fondamentale du média.
De là s’ensuivent une autre question et une nouvelle réponse. Pourquoi y a-t-il lieu de faire toute cette dépense en technologie (des caméras, des techniciens, des grilles de programmes, des satellites, des réseaux, etc.) et en investissements divers (financiers, libidinaux, etc.) si c’est pour ne pas faire vraiment exister les sujets qui regardent la télévision en y passant tant de temps ? La « famille » serait-elle le règne du pur divertissement pascalien ? On le sait, il était autrefois concentré sur le roi dans la mesure où ce dernier soutenait tout le monde cependant que personne ne le soutenait. Ainsi, pour échapper au risque majeur de mélancolisation du roi, il n’y avait d’autres moyens que de le divertir en permanence. Nous serions dans une situation similaire aujourd’hui, à la différence près que tout le monde, dans les démocraties de marché, devrait être diverti.
Mais divertir le sujet ne suffit pas. Loin s’en faut. On peut mieux faire. Si ce n’est pas au premier chef l’existence subjective de l’autre qui préoccupe cette « famille », c’est tout simplement parce que rien ne la préoccupe, dans la mesure où elle n’est elle-même qu’un leurre. Derrière se cache la seule réalité consistante, l’audience (une audience fidélisée par le simulacre), qui se mesure, se découpe en parts afin de pouvoir se vendre et s’acheter sur le marché des industries culturelles.
S’il reste un esprit assez naïf pour croire que la qualité des émissions entre en ligne de compte dans la programmation, il risque fort de déchanter dès la première investigation. Seule compte l’audience, car c’est uniquement elle qui influe sur les affaires sérieuses : le prix des espaces publicitaires. Règle qu’un directeur des programmes de TF1, par ailleurs enseignant à Dauphine et à la Sorbonne, a énoncée à l’usage des apprentis programmateurs : « Il est inutile d’augmenter les coûts pour provoquer un programme meilleur que celui qu’on diffuse si vous avez déjà la meilleure audience (6). »
On connaît désormais les propos tenus à l’origine en petit comité par M. Patrick Le Lay, président de TF1 : « Nos émissions ont pour vocation de rendre [le cerveau du téléspectateur] disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité (7). »
C’est donc bien cela qu’il faut élucider : la façon précise dont est obtenue cette disponibilité. Or, s’il n’existe aucune autre activité sociale qui soit plus évaluée que la consommation télévisuelle, ces mesures ne disent quasiment rien sur la subjectivité des publics. C’est pourquoi il convient d’inventorier cette vaste zone d’ombre où de l’énergie psychique est captée pour être convertie en audience. Je forme donc ici l’hypothèse que ce qui permet à cette audience de se constituer comme fidèle s’explique par le fonctionnement de la télévision comme famille virtuelle de substitution.
Prendre en considération cette « famille » est indispensable à qui veut vraiment décrire et penser notre monde et ses sujets. Cela permet d’en percer la vraie nature. Ainsi Bernard Stiegler, dans un vif petit livre à propos de la télévision et de la misère symbolique, indique que « [l’audiovisuel] engendre des comportements grégaires et non, contrairement à une légende, des comportements individuels. Dire que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent, un leurre extraordinairement faux (...). Nous vivons dans une société-troupeau, comme le comprit et l’anticipa Nietzsche (8) ».
La famille en question serait donc en fait un « troupeau », qu’il ne s’agirait plus que de conduire là où l’on veut qu’il aille s’abreuver et se nourrir, c’est-à-dire vers des sources et des ressources clairement désignées. Ce n’est pas à Friedrich Nietzsche, dont les qualités de grand démocrate restent à démontrer, que je me référerai, mais à Emmanuel Kant et à Alexis de Tocqueville.
Kant développe le thème de la mise en troupeau des hommes dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Elle intervient, pour lui, dès lors que les hommes renoncent à penser par eux-mêmes et qu’ils se placent sous la protection de « gardiens qui, par “bonté”, se proposent de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur troupeau [Hausvieh, littéralement « bétail domestique »], et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils sont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait de marcher tout seul ». A la liste des gardiens du troupeau avancée par Kant – le mauvais prince, l’officier, le percepteur, le prêtre, qui disent : « Ne pensez pas ! Obéissez ! Payez ! Croyez ! » –, il convient évidemment d’ajouter aujourd’hui le marchand, aidé du publicitaire ordonnant au troupeau de consommateurs : « Ne pensez pas ! Dépensez ! »
Quant à Tocqueville, il est remarquable que cet éminent penseur de la démocratie ait envisagé la possibilité de la mise en troupeau des populations lorsqu’il s’interrogeait sur le type de despotisme que les nations démocratiques devaient craindre. La notion de « troupeau » apparaît justement, en 1840, lorsqu’il indique que la passion démocratique de l’égalité peut « réduire chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux » délivrés du « trouble de penser » (9). Et de fait, c’est vrai : dans le troupeau, nous sommes tous vraiment égaux.
Après la prolétarisation des ouvriers, le capitalisme a procédé à la « prolétarisation des consommateurs ». Pour absorber la surproduction, les industriels ont développé des techniques de marketing visant à capter le désir des individus afin de les inciter à acheter toujours davantage (10). Les théories de Sigmund Freud ont alors été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie qu’a réalisée... son neveu américain Edward Bernays. Ce dernier a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale (11) ».
Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti qu’il pouvait tirer des idées de Freud. En effet, dès 1923, dans Crystallizing Public Opinion, il explique que les gouvernements et les annonceurs peuvent « enrégimenter l’esprit comme les militaires le font du corps ». Cette discipline peut être imposée en raison « de la flexibilité inhérente à la nature humaine individuelle ». Bernays indique que « la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire [gregarious animal], et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions ».
Mais, une fois dans le « troupeau », l’« animal grégaire » souhaite toujours exprimer son avis. Par conséquent, les communicateurs doivent « faire appel à son individualisme [qui] va étroitement de pair avec d’autres instincts, comme son égotisme ». C’est pourquoi Bernays recommande de toujours lui parler de « son » désir. Cette mise en troupeau a pour objet d’homogénéiser les comportements de façon à conquérir des marchés et par là même de maximiser la rentabilité, en s’appuyant notamment sur les médias audiovisuels de masse, dont la radio et le cinéma, puis la télévision inventée peu après, utilisés pour fonctionnaliser la dimension esthétique de l’individu.
Ce qui est remarquable, c’est que parler d’une société-troupeau de consommateurs prolétarisés n’est nullement incompatible avec le déploiement d’une culture de l’égoïsme érigé en règle de vie – bien au contraire : ces notions s’appellent et se soutiennent l’une l’autre. Cette vie dans un troupeau virtuel incessamment mené vers des sources providentielles pleines de sirènes et de naïades suppose en effet un égoïsme hypertrophié présenté comme accomplissement démocratique. « Sois toujours plus toi-même en participant toujours plus à la famille », « Avec nous, tu seras au centre du système » ou « au centre de la banque, du réseau et de tout ce que tu veux » – on pourrait aligner mille « pubs » fonctionnant sur le même registre, car les publicitaires sont spécialisés dans l’utilisation de ce truc (grossier, mais imparable) consistant à flatter, sous toutes ses formes possibles, l’égoïsme des individus.
Avec cet « égoïsme grégaire » (rappelons que « grégaire » vient du latin gregarius, de grex, gregis, « troupeau »), nous sommes sans doute devant un type d’« agrégat » assez nouveau qu’il conviendrait d’inventorier d’autant plus vite que son versant égoïste lui interdit à jamais de se découvrir lui-même en être collectif. Nous sommes avec ces formations égo-grégaires comme devant des monstres sécrétés par la démocratie. Des monstres, car ces formations sont profondément antidémocratiques : elles fonctionnent à l’omission volontaire et au procédé artificieux constamment répétés, à l’achat des consciences, au coup d’esbroufe gagneur, au profit rapide et maximal et, de surcroît, elles contaminent de plus en plus le fonctionnement démocratique réel subsistant en contribuant notamment à la « peoplelisation » du politique.
La vie en troupeau virtuel fonctionne à partir d’une sérialisation des individus exposés à de multiples possibilités de satisfaction de convoitises égoïstes, constamment excitées et relancées. Par sérialisation, j’entends une perte du sentiment d’appartenance à une (ou à la) collectivité humaine, le surgissement d’une anomie conduisant les membres d’un groupe à vivre chacun pour soi et dans l’hostilité envers les autres. Cette sérialisation contribue à faire en sorte que chaque membre du troupeau virtuel se place librement sous le faisceau des offres de satisfaction.
Pour l’y inciter, une offre à regarder suffit, qui peut en principe être déclinée ou acceptée (« en principe », car les enfants sont en fait souvent placés quasiment de force devant le téléviseur par les parents afin qu’ils se tiennent tranquilles). S’il accepte cette offre, presque forcée, à regarder, le membre du troupeau sera « pris » car il regardera en croyant qu’il regarde librement la télévision. C’est alors qu’est mobilisée une des particularités de la pulsion scopique : l’inversion du sens du regard permettant qu’à la fin ce ne soit plus tant le spectateur qui regarde la télévision, mais que ce soit, de facto, la télévision qui regarde le spectateur. Ce renversement doit bien sûr être aussi indolore que possible.
Tout part d’un contrat mensonger selon lequel le spectateur croit pouvoir regarder sans être vu. De là naît ce sentiment de toute-puissance égoïste qui atteint celui qui croit « faire ce qu’il veut » en regardant ce qu’il veut bien regarder. La preuve ultime étant qu’il peut zapper à sa guise. En réalité, ce spectateur n’est pas tout-puissant, loin s’en faut : il est regardé et même scruté sûrement plus qu’il ne regarde. N’oublions pas qu’aucune autre activité sociale n’est plus mesurée que celle qui a trait aux pratiques télévisuelles.
Le même phénomène vaut d’ailleurs pour tous ces nouveaux ensembles égo-grégaires. En effet, de même qu’avec Internet de multiples programmes-espions résidents ou à distance enregistrent le regard du l’internaute par l’intermédiaire de ses clics de souris, de façon à dresser de lui un portrait-robot qui rendra possible de le regarder sous toutes ses coutures et sous toutes ses habitudes, de multiples boîtes noires enregistrent les moindres réactions du téléspectateur. De sorte que, quand il regarde, il est aussi regardé.
La télévision, c’est un œil dardé en direction de chaque membre ou groupe de membres du troupeau. L’habituel : « Je vais me détendre un moment en regardant la télévision » est donc bien fallacieux. Car, alors, c’est l’Autre qui vous regarde, vous, mais pas seulement vous puisqu’il regarde en même temps chaque membre du troupeau. Et, bien sûr, tous ces yeux aveugles de la télévision, dardés vers les membres du troupeau virtuel, sont interconnectés. Ce qui compose un immense réseau où chacun est constamment exposé et regardé par ce qu’il regarde. Et directement conduit vers les sources où cet Autre veut qu’il aille se nourrir et se désaltérer avec ses congénères du troupeau (et l’on sait que, pour le président-directeur général de la principale chaîne française de télévision, dont l’offre fut retenue au titre du « mieux-disant culturel », ce sont préférentiellement des sources de Coca-Cola).
La télévision fonctionne comme une sorte de panoptique de Bentham à l’envers. Dans celui-ci, comme Foucault l’a montré, « [chacun] est vu, mais ne voit pas », de façon à « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir (12) ». Ici, raffinement supplémentaire (c’est ça le progrès) : personne n’est vu, mais chacun est regardé par ce grand Autre aveugle qu’il regarde. Il ne s’agit plus en effet pour lui de voir chacun des membres depuis un seul point de vue central, mais de faire regarder chacun dans certaines directions très précises, celles qui promettent le bonheur par la satisfaction généralisée et automatique de besoins, évidemment dûment répertoriés et... pré-visibles.
Dany-Robert Dufour

Bandes de feignasses

Voir le texte original :http://www.intox2007.info/index.php?post/2008/05/17/lOCDE-corrige-elle-aussi-un-mythe-Sarkozyste

l'OCDE corrige elle aussi un mythe Sarkozyste!

17 mai 2008 12:42

Par Rva

Sarkintox

* Fil des commentaires de ce billet

Décidément, les oreilles du locataire de l'Elysée doivent siffler. Lui qui aime faire le beau parleur va devoir s'agiter dans les médias pour mentir dans le but de démentir la vérité établie par l'OCDE en plus d'Eurostats: On travaille plus dans ce pays que dans d'autres pays membres de l'OCDE, et ce ne sont pas des crypto-gauchistes qui l'annoncent dans des blogs ou une TV.

Il suffit en effet de se rendre sur le site de l'OCDE pour obtenir les statistiques de durée de travail hebdomadaire dans les nations de l'OCDE. Je vous rappelle que l'OCDE c'est l'organisme libéral par excellence. Elle persévère dans sa volonté de réformes libérales, même quand les résultats ne sont pas présents. Dans le même temps, elle compulse des tonnes de statistiques sur le travail, la santé et autres indicateurs utiles. Certains sur l'éducation font polémique par ce que l'unité de mesure n'est pas très claire. Mais dans le domaine du travail, c'est très simple : On compte les heures de travail effectuées.
Les fainéants sont ailleurs!

Pour les données , cliquez sur ce lien , qui donne l'average usual weekly hours worked on the main job.Cela vous donne un joli tableau (pour peu que votre navigateur ne soit pas une antiquité ou bridé un peu trop). Il OECD_weekly_hours.pngvous est possible de faire du copier coller des données , et d'observer les évolutions dans différents pays depuis 1997. Ce sont des valeurs moyennes: Elles représentent la moyenne hebdomadaire travaillée sur le job principal et sont donc directement impactées par l'importance du recours au travail à temps partiel.

Regardez bien cet extrait du tableau (pour l'avoir en taille maximale, double cliquez sur cette vignette), et que voyez vous ? Les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark, l'Allemagne, l'Irlande, la Suède, l'Australie, le Canada, La Belgique, le Royaume Uni, le Luxembourg, la Finlande, la Nouvelle Zélande ont une durée hebdomadaire moyenne du travail inférieur à la notre. Pourtant ces pays n'ont pas connu ce que l'UMP appelle le drame des 35 heures. Certains sont mêmes dirigés par des équipes gouvernementales ouvertement libérales. Leur droit du travail a été libéralisé, et pourtant ils travaillent moins que nous! On trouve dans la liste le fameux modèle danois.

Le mythe des 35h qui ruinent la force de travail de ce pays est donc en vrac , on attend donc de la gauche qu'elle tape sur ce mythe avec force. Après la durée annuelle qui corrigeait le mythe de la France qui travaille moins que les autres, voilà une 2e correction des mythes fondateurs du sarkozysme néo-conservateur.

Et là encore nul besoin de think-tank , de Forge ou de Terra Nova, il suffit de 5 clics sur le site de l'OCDE et de vouloir mettre à jour ses données. Nul besoin d'être dans le 7e arrondissent, c'est notre correspondant au Kremlin qui nous a alerté sur ces nouvelles données.
Travailler plus pour gagner moins!

On peut aussi s'intéresser à d'autre données comme par exemple le taux de travailleur pauvres. Ce sont les fameux Working Poor. Pour ça il faut trouver le site de la fondation européenne "Eurofund", et par exemple lire ce PDF de 2 pages. (la version complète du rapport fait 154 pages). Qu'y apprend-t-on ?

200805171213.jpg Ca a le mérite d'être clair non ? Non seulement certains pays travaillent moins que nous de manière hebdomadaire et annuelle. Mais en plus ils ont des taux de travailleurs pauvres au chômage qui sont supérieurs à nous. Et parmi ces pays on trouve les miracles vantés par certains qui sont vraiment mal informés: le Grande Bretagne et l'Irlande. Vous allez me dire que c'est logique qu'il faut travailler plus pour gagner plus! Mais bandes d'ânes, regardez les nations où on travaille plus que nous. Est ce que leur PIB est supérieur au notre?

On nous trouvera toujours des exceptions qui nous diront que tel développeur Web touche 40% de revenus en plus à Londres, mais ce n'est pas une statistique fiable. Là on parle de statistiques globales, ça inclue donc les petits salaires, les petits jobs dont personne vous parle et qui sont légions. Ah, là c'est moins beau que notre petit web-designer de tout à l'heure hein... Mais attendez ce n'est pas fini. Nos statisticiens européens ont aussi étudié l'impact des politiques visant à rendre le travail plus rémunérateur. Ca doit vous rappeler quelque chose non ? Une idée simpliste importée d'on ne sait où : travailler plus pour gagner plus.

200805171225.jpg On nous rappelle donc que des états ont modifié leur fiscalité ( ici on confond impôts et cotisations sociales, il est utile de le préciser) , tout ça pour lutter contre la pauvreté et les écueils.

Tout ça est plus ou moins lié à la théorie du ruissellement et autres billevesées répétées par Christine Lagarde. Ca inclue aussi les réductions de charges ( cotisations sociales), n'oubliez pas la confusion impôts-cotisations. C'est ce que l'UMP fait depuis 2002. Ca a commencé sous Chirac.

Oh ben zut alors, ces politiques n'ont pas d'impact majeur sur le taux de participation à la force de travail de nos travailleurs pauvres. On nous aurait donc menti ? Mais alors que faut il donc faire pour corriger ce problème ? Je vous laisse lire le PDF, qui ne fait que deux pages, c'est très simple on parle de qualité de l'emploi. Une chose difficile à mesurer, mais dont l'impact est facilement mesurable. Tout le contraire de la culture du résultat bidon des sarkozystes. Par avance on peut prédire que la bande de CONS-muniquants de l'UMP va dévier le débat vers d'autres indicateurs et messages idéologiques tordus. C'est leur job.

Keynes

« L’année 2007 marque un tournant puisque l’on s’intéresse à nouveau aux économistes qui considèrent que le capitalisme est essentiellement une mule qui tire à hue et à dia et qu’on ne parvient à maintenir sur le droit chemin qu’à condition de la rosser copieusement. » L’année de la grande crise du crédit sera-t-elle celle du retour à Keynes ?
Par Paul Jorion, 3 mars 2008
Les années 1981 à 2006 auront été la période faste des économistes qui considèrent le capitalisme comme une machine parfaitement réglée et qui fonctionne au mieux de sa forme si l’on se contente de la regarder en s’abstenant surtout d’y toucher. Cette opinion fut tout particulièrement défendue par l’école dite de Chicago, dont la tradition remonte à von Hayek et dont Milton Friedman fut le plus fameux représentant. L’année 2007 marqua à ce point de vue un tournant puisque l’on s’intéresse à nouveau - et pour des raisons évidentes - aux économistes qui considèrent au contraire que le capitalisme est essentiellement une mule qui tire à hue et à dia et qu’on ne parvient à maintenir sur le droit chemin qu’à condition de la rosser copieusement.
C’est pourquoi l’on reparle énormément en ce moment de John Maynard Keynes (1883 - 1946), économiste, homme politique anglais, personnage clé de la Deuxième Guerre Mondiale et de l’immédiat après-guerre, ami intime du cercle littéraire de Bloomsbury et, je tiens à l’ajouter, économe de King’s College à Cambridge qui, par ses efforts et à l’aide de ses propres deniers, sauva de la poubelle les manuscrits alchimiques d’Isaac Newton.
Keynes est l’auteur de la fameuse General Theory of Employment, Interest and Money (1936). Qui pourrait douter aujourd’hui de la pertinence du passage suivant, emprunté à ce livre illustre ?
Il est rare, entend-on dire, qu’un Américain place son argent « pour le revenu » ; et c’est à contre-coeur qu’il effectuera un placement s’il n’entretient pas l’espoir d’une plus-value du titre. C’est là tout simplement une autre manière de dire que, lorsqu’il investit, l’américain attache ses espoirs, non tant au rendement futur de son placement, qu’à un changement en sa faveur de la base conventionnelle de son évaluation ; il est autrement dit, et au sens que j’ai proposé pour ce terme, un spéculateur. Les spéculateurs sont inoffensifs tant qu’ils ne sont qu’autant de bulles à la surface du flot régulier de l’esprit d’entreprise. La situation devient cependant grave quand c’est l’esprit d’entreprise qui se transforme en une simple bulle à la surface d’un tourbillon spéculatif. Quand la fructification du capital d’une nation se transforme en sous-produit de l’activité d’un casino, le travail est rarement bien fait.
On reparle aussi aujourd’hui de l’un des principaux Keynésiens américains : Hyman Minsky (1919 - 1996). Minsky défendit l’idée que les crises du capitalisme ne sont nullement causées par des événements qui lui sont extérieurs mais résultent de sa propre dynamique ; seules des interventions de l’Etat permettent alors selon lui de remettre le système sur ses rails, ce qui explique pourquoi il fut aussi un adversaire farouche de la dérégulation entreprise à partir de 1981 par le Président Reagan.
Dans un article datant de 1993 et intitulé The Financial Instability Hypothesis, Minsky distingue trois régimes auxquels un emprunteur, particulier ou entreprise, peut fonctionner. Le premier, qu’il qualifie de régime de « couverture », est celui où le revenu de la somme empruntée permet d’assurer aussi bien le remboursement du principal que le versement des intérêts. Le second régime, qu’il qualifie de « spéculatif », est celui où le revenu suffit à verser les intérêts mais est insuffisant à assurer le remboursement du principal ; l’emprunteur dans une telle situation se voit alors forcé de reconduire sa dette d’échéance en échéance. Avec le troisième régime, dit de « cavalerie » ou de « pyramide », le revenu de la somme empruntée est même insuffisant à couvrir les seuls intérêts dus et l’emprunteur est forcé pour s’acquitter de ceux-ci, soit d’emprunter davantage, soit d’y consacrer le produit de la vente de certains de ses biens.
Ce que j’appellerai le « principe de Minsky » est qu’il existe chez tout emprunteur une tendance optimiste qui le conduit à glisser imperceptiblement du régime « de couverture » au régime « de cavalerie », en passant par le régime « spéculatif ». Je cite Minsky :
... au cours d’une période de vaches grasses, les économies capitalistes tendent à glisser d’une structure dominée par des unités économiques en régime de couverture vers une structure dans laquelle il existe un grand nombre d’unités engagées dans une activité financière spéculative voire dans un processus de cavalerie. De plus si, au sein d’une économie, un grand nombre d’unités se trouvent dans un régime soit spéculatif, soit de cavalerie, et que les autorités s’avisent d’exorciser une menace d’inflation par des mesures monétaires, alors les unités spéculatives transiteront vers le régime de cavalerie tandis que les avoirs de celles qui sont déjà dans un tel régime s’évaporeront rapidement. A la suite de cela, celles parmi ces unités qui sont en panne de trésorerie seront forcées de se refaire en vendant leurs avoirs, ce qui ne manquera pas alors de déboucher sur un effondrement du prix de ceux-ci.
Depuis que le crédit commença de s’assécher au cours de l’été dernier, l’expression « moment Minsky » a été abondamment utilisée. Elle avait été créée lors de la crise de la dette russe en 1998, par Paul McCulley, un économiste du fonds PIMCO (du groupe Allianz et auquel appartient aussi Bill Gross dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises [1]), pour désigner le moment où une entreprise entrée en régime de cavalerie, et pressée par ses créanciers, se voit forcée de revendre en priorité ses avoirs de la meilleure qualité, poussant ainsi leur prix à la baisse.
Pour ce qui touche aux théories économiques, c’est heureusement de celles de la pire qualité que l’on commença à se délester en 2007. Je propose d’appeler par analogie un tel tournant, un « moment keynésien ».

Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).

La manipulation des chiffres depuis longtemps

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D’ autres chiffes derrière la baisse du chômage de Sarkozy- Fillon : des emplois de 12 heures par semaine.

JANY-CATRICE Florence

tableau : Le marché aux esclaves - Gustave Clarence Rodolphe Boulanger (1824-1888)

Mme Lagarde exulte : la France n’aurait jamais créé autant d’emplois depuis 2000 ; près de 300 000 en 2007 (Le Monde du 16 février). Nous avons peu d’informations sur les sources de telles statistiques, car les enquêtes correspondantes ne sont pas disponibles pour l’année 2007. Et nous souhaiterions nous réjouir avec la ministre de l’économie, si nous n’avions des données fiables - et inquiétantes - sur le type d’emplois qui, derrière ce chiffre mirifique, se profilent. Ces inquiétudes reposent sur des faits convergents et s’appuient sur les données de 2006, année la plus récente sur laquelle les statistiques publiques sont stabilisées.

Fait numéro un : sur les 188 900 emplois créés en 2006, déjà considérée comme une année dynamique, 116 000 (c’est-à-dire près de 60 % du total) l’ont été dans les services à la personne (l’aide à domicile, les employés de maison, la garde d’enfants, etc.). Un beau résultat ? Pas vraiment.

Fait numéro deux : les emplois créés dans ces services l’ont été sur la base d’une durée du travail incroyablement faible. Selon les données de sources administratives (dites des organismes agréés des services à la personne ou OASP, Dares) et de l’emploi de gré à gré (Ircem), on obtient une moyenne horaire annuelle travaillée de 450 heures par salarié pour l’ensemble du secteur, et de 420 heures pour les seuls emplois créés en 2006. En "équivalent temps plein", cela ne fait que 32 000 emplois ajoutés... Mais surtout 450 heures annuelles, cela correspond à un emploi à moins d’un tiers-temps, soit 11 à 12 heures par semaine.

Et comme ces activités sont rémunérées aux alentours du smic, les salaires moyens distribués sont de l’ordre de 300 euros par mois... La montée en régime du plan Borloo, dont l’un des objectifs affichés est la création de tels emplois, peut faire envisager qu’en 2007 les services à la personne auront ajouté 175 000 à 180 000 emplois, mais sur la base de durées du travail aussi faibles...

Un argument fréquent, opposé à cette triple critique, repose sur l’idée que ce type d’emploi est "toujours mieux que rien", et que les salariés pourraient accroître leur temps de travail en multipliant, par exemple, le nombre de leurs employeurs. A l’aune de nos recherches, cet argument n’est pas recevable. D’abord, parce que cela fait plus de dix ans que cette rhétorique accompagne la création des emplois de "gré à gré" (appelés à l’époque les emplois familiaux, puis les emplois de proximité), sans signe clair d’amélioration en termes de durée du travail. Ensuite, parce que les statistiques sont têtues : elles indiquent clairement que, dans l’aide à domicile, les salariés à temps partiel ayant plusieurs employeurs pâtissent d’un temps de travail hebdomadaire plus réduit que les salariés n’en ayant qu’un...

Nos gouvernants actuels ont critiqué avec vigueur le "scandale" de la mise en place des 35 heures. Aujourd’hui, nous pouvons interroger le sens donné à la croissance de l’emploi. Celle-ci repose, pour une grande part, sur la création de tiers-temps, autour de 11 ou 12 heures hebdomadaires en moyenne. A force de multiplier les petits boulots ("des miettes d’emploi", dirait la sociologue Margaret Maruani), la France sera peut-être bientôt championne du monde de ces créations.

Mais peut-on encore parler d’"emplois" ?... Et faut-il s’enorgueillir d’une telle expansion ?

Florence Jany-Catrice

dimanche 7 juin 2009

Faire ce que l'on veut ou bien vouloir ce que l'on fait