samedi 6 novembre 2010

Economie: cinq idées-zombies qui refusent de mourir

Deux ans ont passé depuis la fin de la crise financière mondiale. L’économie américaine a échappé au désastre. Le cours du Dow Jones est aujourd’hui proche de son niveau d’avant-crise. Mais les théories qui ont provoqué cette catastrophe sont toujours là, tapies dans l'ombre…
- Alan Greenspan, REUTERS/Kevin Lamarque -
Deux ans ont passé depuis la fin de la crise financière mondiale. L’économie américaine a échappé au désastre. Le cours du Dow Jones est aujourd’hui proche de son niveau d’avant-crise. Mais les théories  qui ont provoqué cette catastrophe sont toujours là, tapies dans les ombres.
La crise financière de 2007 (qui a débuté avec l’effondrement du marché américain des subprimes) a finalement révélé que les entreprises financières qui dominaient l’économie mondiale depuis des décennies étaient des sociétés spéculatives instables – sociétés qui, si elles n’étaient pas stricto sensu insolvables, n’étaient du moins pas véritablement solvables. On peut en dire autant de nombre de principes économiques défendus par les décideurs politiques au cours des décennies qui ont précédé la crise. Les économistes qui ont fondé leurs analyses sur ces principes sont en partie responsables des erreurs qui ont précipité cette même crise. Ils n’ont pas pu la prédire, ni même la déceler, et n’ont proposé aucune mesure capable de l’enrayer. Mais une chose semblait au moins acquise: on en avait bien fini avec la prédominance du secteur financier, comme avec celle des principes qui lui avaient donné un rôle central au cœur de notre économie.
Les banques et les compagnies d’assurance ont donc été tirées d’affaire par les plans de sauvetage massifs des gouvernements (et, au final, par les citoyens des pays concernés, qui ont dû payer plus d’impôts pour des services réduits). Mais trois ans plus tard, ces idées sont de retour – sous la forme de zombies. On a pu observer le même processus de réanimation dans le monde des idées. Les théories, allégations factuelles et autres projets qui semblaient morts et enterrés au lendemain de la crise s’extirpent lentement de la terre fraîchement retournée. Elles ressurgissent, prêtes à semer de nouveau la discorde.
Cinq de ces idées méritent que l’on se penche sur elles – et que l’on tente, si possible, de les remettre au plus vite sous terre. A elles cinq, elles constituent ce que l’on pourrait appeler le «libéralisme économique», ou, plus péjorativement, le «néolibéralisme». Le libéralisme économique a dominé les politiques publiques pendant plus de trente ans, des années 1970 à la crise financière mondiale. Et il domine aujourd’hui encore le mode de pensée des décideurs politiques – décideurs justement chargés de réparer ses erreurs. Voici les cinq idées en question:

1.La grande modération

L’idée selon laquelle le monde traverse, depuis 1985, une période de stabilité «macroéconomique» sans précédent – période qui pourrait ne jamais prendre fin.
Cette idée a toujours reposé sur quelques arguments statistiques douteux et sur une propension à ignorer les crises ayant affecté nombre de pays en développement dans les années 1990. Mais le principe de grande modération était bien trop pratique pour qu’on vienne le mettre en doute.
De toutes les idées dont je veux venir à bout, c’est sans doute celle que la crise a le plus clairement mise à mal. Les taux de chômage à deux chiffres, la pire récession depuis les années 1930 – que faut-il de plus pour sonner le glas de la modération? Mais non: les chercheurs qui défendent l’hypothèse de la grande modération (Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko…) continuent de la défendre mordicus; pour eux, la crise financière n’est qu’une «anecdotique période transitoire d’instabilité».
Il  y a plus important: les banques centrales et les décideurs politiques prévoient de revenir à la routine de l’avant-crise. J’entends ici par routine l’ensemble des mesures instituant l’indépendance des banques centrales, le ciblage de l’inflation, et le fait de s’en remettre aux ajustements des taux d’intérêts – mesures qui ont échoué lamentablement pendant la crise financière. Cette année, lors d’un congrès célébrant le cinquantième anniversaire de la Reserve Bank of Australia, Jean-Claude Trichet (le président de la Banque centrale européenne) a livré une analyse d’une complaisance saisissante:
«Voilà plusieurs années que nous naviguons en eaux troubles, et nous sommes en train d’en sortir. Mais en tant que banquiers centraux, nous sommes toujours confrontés à de nouvelles périodes de remous dans les environnements économiques et financiers. Il nous faut relever des défis toujours nouveaux, tout en nous souvenant des principes fondamentaux qui nous ont été enseignés ces dernières décennies. Il demeure primordial d’ancrer les anticipations d’inflation, et ce tout particulièrement lorsque les circonstances sont exceptionnelles. A cet égard, notre système a jusqu’ici parfaitement fonctionné.»

2. L’hypothèse des marchés efficients

C'est l’idée selon laquelle les prix générés par les marchés financiers représentent la meilleure estimation possible de la valeur d’un investissement. (Pour prendre un exemple qui touche au plus près les politiques publiques, l’hypothèse des marchés efficients estime qu’il est impossible de surpasser les valorisations du marché en s’appuyant sur des informations publiques).
L’hypothèse des marchés efficients est en parfaite adéquation avec les principes du libéralisme économique; ses partisans ont toujours préféré invoquer cette cohérence plutôt que de prouver sa validité de manière empirique.
L’absurdité de la fin des années 1990, qui a vu la naissance et l’éclatement de la bulle Internet, aurait dû balayer cette théorie Mais étant donné la croissance explosive et l’immense rentabilité du secteur financier du début des années 2000, l’hypothèse était bien trop profitable pour être abandonnée.
Certains de ses défenseurs ont élaboré des théories visant à prouver que le fait de placer des milliards de dollars dans des sociétés de livraisons d’alimentation pour chiens via Internet était parfaitement rationnel. D’autres ont simplement décidé de considérer la bulle Internet comme l’exception qui confirme la règle.
D’un côté comme de l’autre, la leçon était la même: les gouvernements devaient laisser le secteur financier à ses tours de magies, sans ingérence aucune. Une leçon observée à la lettre, en toute confiance… jusqu’à ce qu’elle ne manque de détruire notre économie à la fin de l’année 2008.
L’hypothèse des marchés efficients devrait aujourd’hui être discréditée une fois pour toutes, et rares sont ceux qui osent encore la défendre ouvertement – mais elle a néanmoins survécu à sa propre mort; elle s’est transformée en zombie. Il suffit de constater l’importance que l’on donne en Europe aux agences de notations et aux marchés obligataires dans le débat entourant la «crise de la dette souveraine». C’est pourtant l’échec de ces institutions, et la bulle spéculative qu’elles ont contribué à faire naître, qui a précipité le monde dans la crise.

3. L’équilibre général dynamique et stochastique (EGDS)

C'est l’idée selon laquelle l’analyse «macroéconomique» ne devrait pas tenir compte de réalités observables, comme les booms et les effondrements du marché, et qu’elle devrait se concentrer exclusivement sur conséquences théoriques de l’optimisation des comportements des consommateurs, des entreprises et des employés parfaitement raisonnables (ou presque).
La macroéconomie de l’EGDS est née des cendres de la synthèse économique, qui guidait les politiques publiques dans les décennies ayant suivi la seconde Guerre Mondiale; ensemble fait de macroéconomie keynésienne et de microéconomie néoclassique. Au lendemain de la stagflation des années 1970, les critiques de John Maynard Keynes (comme Robert Lucas, économiste à l’université de Chicago) ont affirmé que l’analyse macroéconomique de l’emploi et de l’inflation ne pouvait fonctionner que si elle s’appuyait sur les fondations microéconomiques déjà utilisées pour analyser  les marchés individuels, et la façon dont ces marchés interagissaient pour créer un équilibre général.
Le résultat fut d’une beauté saisissante; l’économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, l’a même comparé à un haïku. En apportant quelques modifications au modèle, il était possible de représenter les booms et les récessions – sur l’échelle en vigueur à l’époque de la grande modération, certes bien modeste – et de soutenir la politique monétaire.
Mais quand la crise est arrivée, toutes ces belles subtilités se sont avérées inutiles. Non seulement les modèles élaborés par l’EGDS n’ont pas vu venir le désastre, mais ils n’ont rien apporté au débat entourant les mesures à adopter pour en venir à bout – qui ne faisaient pourtant appel qu’à des modèles keynésiens classiques, expliqués par de simples graphiques (comme on peut en trouver dans les manuels d’initiation à l’économie).
L’économiste Paul Krugman (entre autres spécialistes) a écrit que la profession avait confondu beauté et vérité. L’analyse macroéconomique doit être plus réaliste, même s’il elle doit sacrifier un peu de sa rigueur pour y parvenir. Mais il est bien difficile de contraindre un tel poids lourd de la recherche universitaire à faire demi-tour; l’EGDS a donc continué sur sa lancée, sans jamais avoir à répondre de ses échecs. Selon Google Scholar, 2.600 articles de recherche consacrés à la macroéconomie de l’EGDS ont été publiés depuis 2009; et ce n’est qu’un début.

4. L’hypothèse du ruissellement

C'est l’idée selon laquelle les politiques qui profitent aux riches finiront par avantager les plus défavorisés.
Contrairement aux idées-zombies évoquées jusqu’ici, la théorie économique du ruissellement existe depuis bien longtemps. Le terme aurait été inventé par Will Rogers, cow-boy saltimbanque, qui fit cette observation  sur les baisses d’impôts organisées par le gouvernement d’Herbert Hoover en 1928:
«On a mis tout l’argent en haut de l’échelle, en espérant qu’il finisse par ruisseler vers les nécessiteux. Monsieur Hoover (…) [ne savait pas] que l’argent ruisselle toujours vers le haut.»
La théorie du ruissellement devait être réfutée par l’âge d’or économique de l’après-guerre. Pendant la «Grande Compression» la grande réduction des inégalités (syndicats puissants, impôts progressifs) a coïncidé avec une période de plein-emploi et une croissance économique soutenue.
Mais quelle que soit les preuves, une idée qui avantage les riches et les puissants ne peut être étouffée bien longtemps. Dans les années1980, lorsque l’inégalité a gagné du terrain, les partisans de l’économie de l’offre et les économistes de l’école de Chicago ont juré que la richesse des classes sociales supérieures finirait tôt ou tard par avantager l’ensemble de la société. Le succès de cette théorie a grandi avec le triomphalisme des années 1990: c’était la première fois (depuis les années 1970 et l’effondrement du keynésianisme) que les bénéfices de la croissance étaient si largement répartis, et le boom boursier promettait monts et merveilles à tous les actionnaires.
La crise financière mondiale marque la fin de cette époque; elle nous permet de passer en revue la façon dont les bénéfices de la croissance ont été partagés depuis les années 1970. Les conclusions sont frappantes. Aux Etats-Unis, la majorité des bénéfices de la croissance est allée aux Américains appartenant au premier centile de la répartition des revenus. En 2007, un quart des revenus des particuliers est allé à 1% de la population; soit plus que les 50% de ménages américains les plus pauvres.
La vague de richesse est donc loin d’avoir irrigué l’ensemble du territoire. Aux Etats-Unis, le revenu moyen des ménages a même baissé au cours de la dernière décennie – et il stagnait depuis les années 1970. Les salaires des bacheliers ont aussi baissé de manière significative durant la même période.
Mais quels que soient les faits, vous trouverez toujours des économistes pour défendre les politiques économiques qui avantagent les riches. L’analyste Thomas Sowell nous en fournit un parfait exemple.
«Si par mobilité, on entend la liberté de mouvement, alors nous avons tous accès à la même mobilité, même si au final, certains vont plus vite que d’autres, et si certains ne bougent pas du tout.»
Traduisons cette image en termes réalistes. Prenez un enfant né dans une famille aisée; ses parents ont la capacité et la volonté de lui offrir une éducation de grande qualité; ayant eux-mêmes fait leurs études dans les  meilleures universités d’Amérique, ils peuvent l’y faire entrer sans problème. Prenez maintenant un enfant dont les parents peinent à subvenir aux besoins du ménage. Si l’on s’en tient à cette théorie, le fait que les membres du premier groupe soient absolument certains de mieux s’en tirer que ceux du second ne devrait pas nous inquiéter. Après tout, on peut être issu d’une classe sociale défavorisée et réussir sa vie – et aucune loi n’empêche le reste de la population de faire de même.
Contrairement à ce qu’aime à croire une majorité d’Américains, les Etats-Unis jouissent d’une mobilité sociale bien plus faible que celle observée dans le reste des pays développés. Comme le démontrent Ron Haskins et Isabel Sawhill (de la Brookings Institution), chez les Américains, 42% des hommes dont le père appartient aux 20% inférieurs de la répartition des revenus feront eux aussi partie de cette catégorie. Or ce pourcentage n’est que de 25% au Danemark, de 26% en Suède, de 28% en Finlande et de 30% en Grande-Bretagne. Le rêve américain se transforme chaque jour un peu plus en mythe.

5. Privatisation

C'est l’idée selon laquelle toute fonction remplie par le gouvernement pourrait être assurée de manière plus efficace par une société privée. 

La frontière entre les secteurs publics et privés a toujours été mouvante, mais depuis la fin du XIXème siècle, la tendance générale est à l’expansion du rôle de l’Etat, chargé de corriger les limites et les erreurs du marché. Depuis l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, dans la Grande-Bretagne des années 1980, plusieurs pays agissent désormais de concert pour inverser ce processus. La base théorique justifiant la privatisation s’appuyait sur l’hypothèse des marchés efficients, selon laquelle «marchés privés» veut dire  «meilleurs choix d’investissements» et «opérations plus efficaces que les planificateurs du service public».

L’impératif politique découlait de la «crise fiscale de l’Etat», survenue lorsque l’Etat-providence (et ses responsabilités toujours croissantes) se heurta à la fin de la croissance économique soutenue,  sans laquelle il ne pouvait exister.
La vérité, c’est que même pendant l’âge d’or, la privatisation n’a jamais tenu ses promesses. Les entreprises nationalisées étaient vendues à des prix trop bas pour compenser la perte des revenus générés. Au lieu d’introduire une nouvelle époque de compétition, la privatisation s’est contentée de se substituer aux monopoles publics, qui avaient mis en place toutes sortes d’arbitrages réglementaires  pour maximiser leurs profits. En Australie, la Macquarie Bank, qui se spécialise dans ce type de sociétés à monopole, connue sous le surnom d’«usine à millionnaires», a prouvé qu’elle était particulièrement douée pour faire grimper les prix et les frais pendant une privatisation, et ce dans des proportions que les gouvernements concernés n’avaient pas anticipées.
Les échecs des privatisations ont été encore plus retentissants au XXIème siècle. Une série de privatisations ont été annulées (Air New Zealand; Railtack en Grande Bretagne). Puis, dans le chaos de la crise financière, des géants comme General Motors ou l’American International Groupe (AIG) ont demandé à passer sous la tutelle de l’Etat.
Les partisans raisonnables de l’économie mixte n’ont jamais dit qu’il fallait s’opposer à toutes les privatisations. En fonction des circonstances, l’intervention de l’Etat dans certains secteurs de l’économie peut s’avérer salutaire ou superflue. Mais la théorie selon laquelle ont devrait mettre toute innovation entre les mains du secteur privé doit être renvoyée au cimetière des idées mortes.

CONCLUSION

La crise financière mondiale à beau les avoir discréditées, les théories qui sous-tendent le libéralisme économique continuent de guider le raisonnement de nombreux (si ce n’est de la majorité) des décideurs politiques et des analystes. En partie parce que ces idées vont dans le sens des groupes d’intérêts les plus riches et les plus puissants. Et en partie aussi parce que les engagements intellectuels sont tenaces.
Mais il y a plus important: la survie de ces idées-zombies reflète également l’absence d’une alternative qui tienne la route. Si nous voulons éviter qu’une crise de cette ampleur ne se reproduise, il faut que l’économie du XXIème siècle change radicalement d’orientation.
Pour aller au plus évident: moins de rigueur, et plus de pertinence. L’extrême importance donnée à la rigueur logique et mathématique ont certes permis à l’économie d’acquérir une cohérence interne qui fait défaut aux autres sciences sociales. Mais une série d’échecs cohérents demeure une série d’échecs.
De la même manière, l’équité vaut mieux que l’efficacité. Voilà trente ans que les libéraux font la promotion de politiques fondées sur l’idée d’efficacité – et sur la prétendue efficacité des marchés financiers; ces théories n’ont pas vraiment amélioré les performances économiques des pays concernés, mais elles y ont généré beaucoup d’inégalités, et ce tout particulièrement dans le monde anglophone. Les économistes doivent rediriger leur attention vers les politiques à même de permettre une répartition des revenus plus équitable.
Enfin, puisque nous vivons l’effondrement d’une «nouvelle ère» économique de plus, il serait bon que les économistes fassent preuve d’un peu plus d’humilité et d’un peu moins d’hybris. Plus de deux siècles après Adam Smith, la profession devrait admettre, avec Socrate, que «l’homme sage est celui qui sait qu’il ne sait rien.»  
Chaque crise est une opportunité. La crise donne une chance aux économistes; celle d’enterrer les idées-zombies qui ont précipité le monde dans la tourmente, et d’élaborer un système de pensée plus réaliste, plus modeste, et, par-dessus tout utile à l’ensemble de la communauté.

lundi 1 novembre 2010

Dans les ghettos du Gotta


Dans les ghettos du gotha 1
envoyé par apocalyptique00. - Rencontrez plus de personnalités du web.

Affaire Woerth : comment on se rend service dans le gotha

Article original : Rue89

Une partie de chasse, une brasse… Décryptage des codes de l'entraide chez les élites avec les sociologues Pinçon-Charlot.
Florence Woerth assiste au prix de l'Arc de triomphe, à l'hippodrome de Longchamp, le 4 octobre 2009 (Charles Platiau/Reuters).
Depuis vingt ans, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot s'intéressent aux classes dominantes et aux fortunes de France. Alors que l'affaire Woerth-Bettencourt met en lumière les collusions entre oligarchie et classe politique, Rue89 a rencontré le couple de sociologues bourdieusiens pour un passage en revue des codes, des lieux et des techniques de transmission des élites. Décryptage à deux mois de la sortie du « Président des riches », leur prochain ouvrage à paraître le 9 septembre aux éditions La découverte.
Une vidéo ponctue cet entretien : il s'agit d'extraits du documentaire passionnant que Jean-Christophe Rosé a consacré aux Pinçon-Charlot en 2008. Alors qu'ils poursuivent leur enquête au cœur de la grande bourgeoisie, le réalisateur les filme et, avec eux, leurs interlocuteurs, pour des images inédites.
Rue89 : Les écoutes qui sont venues nourrir l'affaire Woerth-Bettencourt montrent que beaucoup de points ont été négociés par téléphone. Toutefois, depuis quinze ans, vous écrivez que cette société-là ne cesse de se croiser…
Monique Pinçon-Charlot  : C'est un peu une représentation de dominés de croire que ces gens-là se disent : « Tiens, je vais aller à une partie de chasse pour rencontrer untel ou untel » alors que c'est tellement naturel. On se voit tout le temps et ça commence dès le petit déjeuner : « Tiens, je vais me faire une petite piscine » et là en nageant… voilà. Ensuite, on prend le café. Et puis les réceptions, les dîners, le golf, le polo… Ils se croisent en permanence.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (DR).Michel Pinçon  : Il est intéressant de voir que ce n'est pas don contre don. Ce n'est pas A qui rend un service à B et B qui lui en rend un autre en échange. Mais c'est A qui rend un service à B, qui rend un service à C, et C à D, D à E… et E à A. Tout le monde se rend service mais sans attendre la contrepartie de celui qu'on a aidé. C'est un échange permanent qui intègre tout le milieu.
La nouveauté, c'est que la classe politique appartient à ce milieu-là aujourd'hui ?
Monique Pinçon-Charlot  : Non parce que la classe politique a toujours appartenu à la bourgeoisie mais, aujourd'hui, la classe politique est complètement coupée des masses populaires et modestes : aux dernières élections régionales, 69% des ouvriers n'ont pas voté.
Poser les choses comme « Je vais à la chasse pour que untel me rende service », c'est projeter quelque chose qui a à voir avec l'individualisme de la classe moyenne et intellectuelle alors que la classe au pouvoir est la seule classe qui fonctionne véritablement de manière collective et solidaire. Ça se passe naturellement parce que la classe est mobilisée ainsi : pour elle-même et contre les autres.
La chasse fait toujours partie des codes de ce milieu-là  ?
Michel Pinçon  : La chasse reste un marqueur social important. Il y a la chasse à tir et aussi la chasse à courre, la vénerie, qui est très vivante. Que ce soit en Sologne ou à d'autres endroits, ce sont des chasses de rites sociaux entre des personnes qui appartiennent aux élites politiques, économiques, voire médiatiques. C'est un des lieux, comme les cercles ou le golf, qui sont assez fermés : il n'y a pas n'importe qui, mais des grands patrons, des hommes politiques.
Monique Pinçon-Charlot  : Les hommes politiques qui chassent sont des hommes politiques nés dans des milieux de chasseurs, que ce soit des milieux populaires -mais c'est très rare : il y a 0% d'ouvriers à l'Assemblée nationale et 1% d'employés- ou dans la haute société. La chasse reste une activité mondaine.
L'affaire Bettencourt n'a dès lors rien de surprenant, mais comment la décryptez-vous ?
Michel Pinçon  : Ce qui se passe ici, c'est qu'ils sont pris au piège de l'impunité ressentie, c'est-à-dire que depuis vingt à trente ans, la pensée unique, la concurrence, le marché, le capital financier se sont établis. Ils se sentent à l'abri des mouvement sociaux qui emporteraient, disons, leurs intérêts.
Je pense qu'il y a eu un sentiment de sécurité qui disparaît de temps à autres, par exemple pendant les grèves de 1995 : là, ils étaient sur le qui-vive. On l'a bien senti dans notre travail, dans nos rapports avec eux.
Mais, depuis 1995, ça va. Ils sont donc moins prudents dans leurs activités et le franchissement de la ligne.
Ça s'est accentué ou accéléré depuis une vingtaine d'années ?
Monique Pinçon-Charlot  : Oui, ça a beaucoup changé par le système économique lui-même a changé. On est passé d'un système du libéralisme, dans lequel l'Etat a une relative autonomie par rapport au monde des affaires et de l'économie, au néolibéralisme.
Avec l'arrivée du néolibéralisme, symbolisée par l'arrivée à l'Elysée de Nicolas Sarkozy, l'Etat perd beaucoup de son autonomie au bénéfice des affaires qui rentrent au cœur de l'Etat. Au point qu'on peut dire que Nicolas Sarkozy est véritablement le porte-parole, au sommet de l'Etat, d'une oligarchie financière.
Michel Pinçon  : Quand on regarde le conseil d'administration des grandes sociétés, on se rend compte que beaucoup sont de hauts fonctionnaires, qui ont fait l'ENA, qui pantouflent et se retrouvent dans les conseils d'administration.
Mais aujourd'hui, il y a de plus en plus de porosité entre les affaires et le politique : ces gens-là se retrouvent ensuite très bien au cœur même de l'appareil d'Etat, dans les cabinets ministériels, voire ministres.
Cette évolution viendrait donc du pantouflage et pas du ratio d'avocats au sein du gouvernement ?
Michel Pinçon  : C'est un des facteurs. Mais il y a en effet les avocats d'affaire dont Nicolas Sarkozy est un bel exemple. Ils sont bien entendu très présents. Les avocats ont toujours été très présents dans le monde politique, mais ce n'étaient pas des avocats d'affaires, c'est ce qui a changé.
Nicolas Sarkozy à la sortie du Fouquet's, à Paris, le 7 mai 2007 (Eric Gaillard/Reuters).
Le casting de cette oligarchie a-t-il évolué depuis « Grandes fortunes, dynasties familiales et formes de richesse en France », que vous aviez publié en 1996 ?
Monique Pinçon-Charlot  : Pour se reproduire, la classe dominante a besoin de se renouveler. Et c'est vrai que les médias, ou les amis de Nicolas Sarkozy, appartiennent plutôt à des dynasties nouvelles.
Quand on regarde la soirée du Fouquet's [le soir du deuxième tour de l'élection présidentielle, le 6 mai 2007, ndlr], il n'y avait pas de représentants des famille Rothschild ou Wendel : les vieilles familles étaient absentes. Mais ça ne veut pas dire qu'elles ne soutiennent pas la politique de Nicolas Sarkozy qui a été élu à Neuilly à 87% et 85% dans le XVIe… un score de république bananière !
La classe dominante doit donc s'ouvrir, s'aérer, faire de nouvelles entrées, mais ces nouvelles entrées obéissent toujours à la même règle : ceux qui vont intégrer le gotha sont ceux qui ont su intégrer leur richesse dans la promesse d'une dynastie familiale.
Prenez le mariage de Delphine Arnault : c'était au fond l'anoblissement de la famille. C'est pareil pour les Dassault, Pinault, Lagardère et autres Decaux. La dynastie est importante parce que ce qui importe c'est que les privilèges restent dans la classe. Il faut donc réussir la transmission.
Les grandes familles, en France du moins, sont arrivées à imposer comme seul critère de l'excellence sociale le temps long. Après la Révolution, la bourgeoisie a finalement reproduit ce que faisait la noblesse. Le principe de reproduction de la classe dominante n'a pas beaucoup changé. (Voir l'extrait du documentaire de Jean-Christophe Rosé dans lequel Olivier de Rohan-Chabot explique qu'il se sent « propriétaire de la France », vers la cinquième minute)

Michel Pinçon  : Nous parlons d'aristocratie de l'argent. On ne peut plus anoblir en France, alors qu'en Belgique, le baron Frère, d'origine très modeste, a été anobli par le roi des Belges après avoir fait une très belle fortune.
En France, le processus de la cooptation est systématique : les familles Lagardère, Bouygues, etc… sont aspirées par la très haute société installée et les vieilles familles moins connues. Etre noble ou pas a maintenant très peu d'importance parce que ces grands noms des affaires font partie de l'aristocratie. Il y a d'ailleurs beaucoup plus de mariages entre bourgeois et nobles aujourd'hui.
Les vieilles familles restent très peu médiatiques par rapport à cette nouvelle aristocratie de l'argent…
Monique Pinçon-Charlot  : Elles appliquent toujours l'adage « Pour vivre heureux vivons cachés » et l'hypothèse sociologique qui est la nôtre, c'est-à-dire que pour que le pouvoir fonctionne, il faut surtout ne pas en donner à voir les rouages.
On peut dire qu'en ce moment les nouvelles dynasties ont pris le dessus avec la financiarisation et le néolibéralisme, mais il y a un côté un peu « nouveau riche » qui donne à voir les rouages du pouvoir. Nicolas Sarkozy a toujours revendiqué de donner à voir ce qui, jusqu'à présent, était massivement caché. C'est ça, la rupture.
L'affaire Bettencourt est très intéressante parce qu'elle permet de bien voir comment ça fonctionne. C'est très positif parce que ça facilite le boulot des sociologues et des journalistes, et ça cultive les Français sur le fonctionnement de l'oligarchie.
Mais l'aspect très négatif, c'est la violence symbolique que ça exerce. Parce qu'ils semblent avoir tous les droits, les gens du peuple ont tendance à ne pas vouloir savoir. Les gens qu'on côtoie ne comprennent pas pourquoi nous travaillons sur la haute société.
Michel Pinçon  : Il y a un désenchantement mais qui est aussi lié au fait que l'opposition n'est pas à la hauteur pour faire naître l'espérance.
Pour vos travaux, est-il plus facile de faire parler cette nouvelle oligarchie qui s'affiche davantage ? On a su assez vite le casting de la soirée du Fouquet's, par exemple…
Michel Pinçon  : Il n'était pas mécontent que ça se sache…
Monique Pinçon-Charlot  : C'est ambivalent : à la fois il donne à voir les rouages du pouvoir et notamment toutes les collusions entre le monde politique et le monde des affaires, pour bien marquer la rupture et montrer qu'on change de système économique et politique. Que désormais la politique est au service de l'économie.
Par contre, on ne peut pas parler de transparence parce qu'en même temps qu'on vous donne à voir certains rouages du pouvoir, on brouille votre compréhension dans des oxymores et des phrases pour dire tout et son contraire. C'est extrêmement nouveau : jamais les hommes politiques n'avaient à ce point brouillé les messages. On vous dit « Les paradis fiscaux, c'est fini » dans une stratégie de communication diabolique.
Cette nouvelle oligarchie vous parle autant que les grandes familles il y a quinze ans ?
Michel Pinçon  : Oui. Ils lisent plus ou moins mais savent quand même ce qu'on écrit alors, petit à petit, ils commencent à se méfier. On est très correct sur un plan stylistique, ce n'est pas notre travail. Mais le fait qu'on mette en avant la ségrégation urbaine et leur refus total des logements sociaux près de chez eux est quelque chose qui les inquiète.
Monique Pinçon-Charlot  : Notre dernière enquête « Les Ghettos du gotha », dans la très haute société, a été publiée en 2007 mais c'est vrai que nous n'avons jamais sollicité Lagardère, Bouygues ou Dassault… Une fois, Vincent Bolloré, qui avait refusé.
Michel Pinçon : Nous avons fait un travail sur les nouveaux patrons, et interrogé des patrons (Promodès, la Sodexo, etc.) qui arrivaient à l'âge de la retraite. Ils nous ont parlé volontiers mais parce qu'ils avaient beaucoup de plaisir à raconter comment ils avaient réussi, comment ils se débrouillaient pour transmettre à leurs enfants…
C'était plus difficile pour « Les Ghettos du gotha » car ils voyaient bien que c'était de leurs privilèges qu'on voulait leur faire parler, du fait d'avoir des lieux particuliers…
Justement, quels sont ces lieux ?
Monique Pinçon-Charlot  : Ce sont les beaux quartiers : la résidence principale où l'on vit rassemblé. S'il existe des ghettos en France, c'est bien des ghettos dorés.
Dans la villa Montmorency, dans le XVIe arrondissement, là où vit Carla Bruni-Sarkozy, c'est un véritable ghetto avec 150 maisons et des murs tout autour. C'est un entre-soi où vivent Lagardère, Vincent Bolloré, Dominique Desseigne, et beaucoup d'invités du Fouquet's. Cet entre-soi se reproduit à la mer, à la montagne.
Ce sont les mêmes lieux que ceux des grandes familles ?
Monique Pinçon-Charlot  : Oui, tout à fait. On retrouve dans les lotissements chics l'ensemble des fractions de la classe dominante, anciennes ou nouvelles dynasties.
Pourquoi cet entre-soi ? Parce que ça permet à la fortune de se transmettre dans le même milieu. Pour que la dynastie soit vraiment efficace, les enfants doivent grandir ensemble, fréquenter les mêmes écoles, les mêmes rallyes, tomber en amour et en amitié de leurs semblables. Les richesses resteront ainsi dans ces milieux.
Du fait de cette endogamie-là, les codes du bling-bling des nouvelles dynasties ont-ils infusé dans les vieilles familles ?
Michel Pinçon  : Je dirais que ce qui infuse, c'est plutôt les signes de l'excellence sociale dans la culture bling-bling si l'on veut parler ainsi. C'est plutôt dans ce sens-là que ça irait, même si les nouveaux patrons, aujourd'hui plus riches que les vieilles familles, se moulent dans les comportements de la haute société traditionnelle.
Ce ne sont pas les ducs et les vieilles familles qui vont se mettre à faire les quatre cents coups et à se faire voir, mais plutôt le contraire.
Monique Pinçon-Charlot  : La vieille bourgeoisie et la noblesse ont toujours eu leur côté bling-bling, par exemple au casino de Deauville, où l'on va avec les grandes robes et les bijoux, ou le prix de Diane à Chantilly dont Eric Woerth est le maire : ces lieux-là fleurissent de moments où l'on se donne à voir.
Simplement, par ailleurs, ils vivaient cachés… Mais s'ils arrivent à contrôler, ils se mettent en scène tout en contrôlant la mise en scène. C'est le palmarès des grandes fortunes mondiales qui a encouragé le bling-bling, en introduisant des concurrences à l'échelle du monde.
Le rôle des femmes a-t-il évolué dans cette société ? On parle aujourd'hui de la femme d'Eric Woerth, qui gérait la fortune Bettencourt, mais aussi de l'épouse de Patrice de Maistre, qui était la première femme de Bernard Arnault… alors que dans le documentaire qui vous est consacré, Philippe Denis prononce cette phrase : « Les femmes sont sorties de la société lorsqu'elles sont entrées dans les bureaux » (Voir la vidéo à partir de la douzième minute)

Monique Pinçon-Charlot : On a travaillé sur la place des femmes dans les familles anciennes, où la femme a un statut tout à fait particulier par rapport aux autres classes sociales. On est d'abord représentant d'une lignée, d'abord le maillon d'une dynastie avant d'être femme, homme, catholique, juif, protestant… L'appartenance au patronyme que l'on porte, à ce capital symbolique, fait que le reste n'est que distinctions secondaires.
La femme a un statut beaucoup plus enviable dans ces milieux-là parce qu'il y a du personnel domestique, mais aussi parce qu'elle a la responsabilité de la richesse sociale : on ne peut pas rester longtemps riche tout seul, il faut vraiment faire partie de la caste et du groupe.
Elle joue aussi un rôle important dans la richesse symbolique, que véhiculent le patronyme familial, le château, ou encore le corps : il y a de véritables corps de classes. Les gens riches ont des corps qui sont toujours fins, redressés. Ce n'est pas du tout anecdotique : les privilèges les plus arbitraires deviennent corps et du coup apparaissent naturels. Les dominés disent : « S'ils sont au pouvoir, c'est normal, on le voit qu'ils nous sont supérieurs, ils sont élégants. » Quand on dit d'une femme qu'elle a de la classe, ça veut dire qu'elle appartient à la classe supérieure.
Eric Woerth communiquait sur une image un peu janséniste et austère tout en étant trésorier de l'UMP et maire de Chantilly, un haut lieu de ces dynasties de l'argent…
Michel Pinçon  : On a l'impression de voir chaque jour un peu plus confirmé tout ce qu'on a pu écrire. L'apparence janséniste et respectable est quand même quelque chose d'assez courant. De ce point de vue-là, Sarkozy pose quelques problèmes au milieu. Dans sa façon de parler, la manière pseudo-populaire de parler qu'il affecte et qui est étonnante, dans ses mimiques. Il n'est pas cohérent avec le milieu en cela, mais il est le personnage politique le plus efficace qui s'en soit dégagé.
Dans l'affaire Woerth, ce qui est important c'est que ça passe au premier plan de l'actualité, y compris dans le Journal de Dimanche. C'est peut-être un facteur de désolidarisation d'une certaine bourgeoisie avec celle qui a abouti à ces scandales. Leur capital d'efficacité politique est en train de se dissoudre.
Photos : Florence Woerth assiste au prix de l'Arc de triomphe, à l'hippodrome de Longchamp, le 4 octobre 2009 (Charles Platiau/Reuters) ; Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (DR) ; Nicolas Sarkozy à la sortie du Fouquet's, à Paris, le 7 mai 2007 (Eric Gaillard/Reuters). 

Faire ce que l'on veut ou bien vouloir ce que l'on fait