Une partie de chasse, une brasse… Décryptage des codes de l'entraide chez les élites avec les sociologues Pinçon-Charlot.
Depuis vingt ans, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot s'intéressent aux classes dominantes et aux fortunes de France. Alors que l'affaire Woerth-Bettencourt met en lumière les collusions entre oligarchie et classe politique, Rue89 a rencontré le couple de sociologues bourdieusiens pour un passage en revue des codes, des lieux et des techniques de transmission des élites. Décryptage à deux mois de la sortie du « Président des riches », leur prochain ouvrage à paraître le 9 septembre aux éditions La découverte.
Une vidéo ponctue cet entretien : il s'agit d'extraits du documentaire passionnant que Jean-Christophe Rosé a consacré aux Pinçon-Charlot en 2008. Alors qu'ils poursuivent leur enquête au cœur de la grande bourgeoisie, le réalisateur les filme et, avec eux, leurs interlocuteurs, pour des images inédites.
Rue89 : Les écoutes qui sont venues nourrir l'affaire Woerth-Bettencourt montrent que beaucoup de points ont été négociés par téléphone. Toutefois, depuis quinze ans, vous écrivez que cette société-là ne cesse de se croiser…
Monique Pinçon-Charlot : C'est un peu une représentation de dominés de croire que ces gens-là se disent : « Tiens, je vais aller à une partie de chasse pour rencontrer untel ou untel » alors que c'est tellement naturel. On se voit tout le temps et ça commence dès le petit déjeuner : « Tiens, je vais me faire une petite piscine » et là en nageant… voilà. Ensuite, on prend le café. Et puis les réceptions, les dîners, le golf, le polo… Ils se croisent en permanence.
Michel Pinçon : Il est intéressant de voir que ce n'est pas don contre don. Ce n'est pas A qui rend un service à B et B qui lui en rend un autre en échange. Mais c'est A qui rend un service à B, qui rend un service à C, et C à D, D à E… et E à A. Tout le monde se rend service mais sans attendre la contrepartie de celui qu'on a aidé. C'est un échange permanent qui intègre tout le milieu.
La nouveauté, c'est que la classe politique appartient à ce milieu-là aujourd'hui ?
Monique Pinçon-Charlot : Non parce que la classe politique a toujours appartenu à la bourgeoisie mais, aujourd'hui, la classe politique est complètement coupée des masses populaires et modestes : aux dernières élections régionales, 69% des ouvriers n'ont pas voté.
Poser les choses comme « Je vais à la chasse pour que untel me rende service », c'est projeter quelque chose qui a à voir avec l'individualisme de la classe moyenne et intellectuelle alors que la classe au pouvoir est la seule classe qui fonctionne véritablement de manière collective et solidaire. Ça se passe naturellement parce que la classe est mobilisée ainsi : pour elle-même et contre les autres.
La chasse fait toujours partie des codes de ce milieu-là ?
Michel Pinçon : La chasse reste un marqueur social important. Il y a la chasse à tir et aussi la chasse à courre, la vénerie, qui est très vivante. Que ce soit en Sologne ou à d'autres endroits, ce sont des chasses de rites sociaux entre des personnes qui appartiennent aux élites politiques, économiques, voire médiatiques. C'est un des lieux, comme les cercles ou le golf, qui sont assez fermés : il n'y a pas n'importe qui, mais des grands patrons, des hommes politiques.
Monique Pinçon-Charlot : Les hommes politiques qui chassent sont des hommes politiques nés dans des milieux de chasseurs, que ce soit des milieux populaires -mais c'est très rare : il y a 0% d'ouvriers à l'Assemblée nationale et 1% d'employés- ou dans la haute société. La chasse reste une activité mondaine.
L'affaire Bettencourt n'a dès lors rien de surprenant, mais comment la décryptez-vous ?
Michel Pinçon : Ce qui se passe ici, c'est qu'ils sont pris au piège de l'impunité ressentie, c'est-à-dire que depuis vingt à trente ans, la pensée unique, la concurrence, le marché, le capital financier se sont établis. Ils se sentent à l'abri des mouvement sociaux qui emporteraient, disons, leurs intérêts.
Je pense qu'il y a eu un sentiment de sécurité qui disparaît de temps à autres, par exemple pendant les grèves de 1995 : là, ils étaient sur le qui-vive. On l'a bien senti dans notre travail, dans nos rapports avec eux.
Mais, depuis 1995, ça va. Ils sont donc moins prudents dans leurs activités et le franchissement de la ligne.
Ça s'est accentué ou accéléré depuis une vingtaine d'années ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui, ça a beaucoup changé par le système économique lui-même a changé. On est passé d'un système du libéralisme, dans lequel l'Etat a une relative autonomie par rapport au monde des affaires et de l'économie, au néolibéralisme.
Avec l'arrivée du néolibéralisme, symbolisée par l'arrivée à l'Elysée de Nicolas Sarkozy, l'Etat perd beaucoup de son autonomie au bénéfice des affaires qui rentrent au cœur de l'Etat. Au point qu'on peut dire que Nicolas Sarkozy est véritablement le porte-parole, au sommet de l'Etat, d'une oligarchie financière.
Michel Pinçon : Quand on regarde le conseil d'administration des grandes sociétés, on se rend compte que beaucoup sont de hauts fonctionnaires, qui ont fait l'ENA, qui pantouflent et se retrouvent dans les conseils d'administration.
Mais aujourd'hui, il y a de plus en plus de porosité entre les affaires et le politique : ces gens-là se retrouvent ensuite très bien au cœur même de l'appareil d'Etat, dans les cabinets ministériels, voire ministres.
Cette évolution viendrait donc du pantouflage et pas du ratio d'avocats au sein du gouvernement ?
Michel Pinçon : C'est un des facteurs. Mais il y a en effet les avocats d'affaire dont Nicolas Sarkozy est un bel exemple. Ils sont bien entendu très présents. Les avocats ont toujours été très présents dans le monde politique, mais ce n'étaient pas des avocats d'affaires, c'est ce qui a changé.
Le casting de cette oligarchie a-t-il évolué depuis « Grandes fortunes, dynasties familiales et formes de richesse en France », que vous aviez publié en 1996 ?
Monique Pinçon-Charlot : Pour se reproduire, la classe dominante a besoin de se renouveler. Et c'est vrai que les médias, ou les amis de Nicolas Sarkozy, appartiennent plutôt à des dynasties nouvelles.
Quand on regarde la soirée du Fouquet's [le soir du deuxième tour de l'élection présidentielle, le 6 mai 2007, ndlr], il n'y avait pas de représentants des famille Rothschild ou Wendel : les vieilles familles étaient absentes. Mais ça ne veut pas dire qu'elles ne soutiennent pas la politique de Nicolas Sarkozy qui a été élu à Neuilly à 87% et 85% dans le XVIe… un score de république bananière !
La classe dominante doit donc s'ouvrir, s'aérer, faire de nouvelles entrées, mais ces nouvelles entrées obéissent toujours à la même règle : ceux qui vont intégrer le gotha sont ceux qui ont su intégrer leur richesse dans la promesse d'une dynastie familiale.
Prenez le mariage de Delphine Arnault : c'était au fond l'anoblissement de la famille. C'est pareil pour les Dassault, Pinault, Lagardère et autres Decaux. La dynastie est importante parce que ce qui importe c'est que les privilèges restent dans la classe. Il faut donc réussir la transmission.
Les grandes familles, en France du moins, sont arrivées à imposer comme seul critère de l'excellence sociale le temps long. Après la Révolution, la bourgeoisie a finalement reproduit ce que faisait la noblesse. Le principe de reproduction de la classe dominante n'a pas beaucoup changé. (Voir l'extrait du documentaire de Jean-Christophe Rosé dans lequel Olivier de Rohan-Chabot explique qu'il se sent « propriétaire de la France », vers la cinquième minute)
Michel Pinçon : Nous parlons d'aristocratie de l'argent. On ne peut plus anoblir en France, alors qu'en Belgique, le baron Frère, d'origine très modeste, a été anobli par le roi des Belges après avoir fait une très belle fortune.
En France, le processus de la cooptation est systématique : les familles Lagardère, Bouygues, etc… sont aspirées par la très haute société installée et les vieilles familles moins connues. Etre noble ou pas a maintenant très peu d'importance parce que ces grands noms des affaires font partie de l'aristocratie. Il y a d'ailleurs beaucoup plus de mariages entre bourgeois et nobles aujourd'hui.
Les vieilles familles restent très peu médiatiques par rapport à cette nouvelle aristocratie de l'argent…
Monique Pinçon-Charlot : Elles appliquent toujours l'adage « Pour vivre heureux vivons cachés » et l'hypothèse sociologique qui est la nôtre, c'est-à-dire que pour que le pouvoir fonctionne, il faut surtout ne pas en donner à voir les rouages.
On peut dire qu'en ce moment les nouvelles dynasties ont pris le dessus avec la financiarisation et le néolibéralisme, mais il y a un côté un peu « nouveau riche » qui donne à voir les rouages du pouvoir. Nicolas Sarkozy a toujours revendiqué de donner à voir ce qui, jusqu'à présent, était massivement caché. C'est ça, la rupture.
L'affaire Bettencourt est très intéressante parce qu'elle permet de bien voir comment ça fonctionne. C'est très positif parce que ça facilite le boulot des sociologues et des journalistes, et ça cultive les Français sur le fonctionnement de l'oligarchie.
Mais l'aspect très négatif, c'est la violence symbolique que ça exerce. Parce qu'ils semblent avoir tous les droits, les gens du peuple ont tendance à ne pas vouloir savoir. Les gens qu'on côtoie ne comprennent pas pourquoi nous travaillons sur la haute société.
Michel Pinçon : Il y a un désenchantement mais qui est aussi lié au fait que l'opposition n'est pas à la hauteur pour faire naître l'espérance.
Pour vos travaux, est-il plus facile de faire parler cette nouvelle oligarchie qui s'affiche davantage ? On a su assez vite le casting de la soirée du Fouquet's, par exemple…
Michel Pinçon : Il n'était pas mécontent que ça se sache…
Monique Pinçon-Charlot : C'est ambivalent : à la fois il donne à voir les rouages du pouvoir et notamment toutes les collusions entre le monde politique et le monde des affaires, pour bien marquer la rupture et montrer qu'on change de système économique et politique. Que désormais la politique est au service de l'économie.
Par contre, on ne peut pas parler de transparence parce qu'en même temps qu'on vous donne à voir certains rouages du pouvoir, on brouille votre compréhension dans des oxymores et des phrases pour dire tout et son contraire. C'est extrêmement nouveau : jamais les hommes politiques n'avaient à ce point brouillé les messages. On vous dit « Les paradis fiscaux, c'est fini » dans une stratégie de communication diabolique.
Cette nouvelle oligarchie vous parle autant que les grandes familles il y a quinze ans ?
Michel Pinçon : Oui. Ils lisent plus ou moins mais savent quand même ce qu'on écrit alors, petit à petit, ils commencent à se méfier. On est très correct sur un plan stylistique, ce n'est pas notre travail. Mais le fait qu'on mette en avant la ségrégation urbaine et leur refus total des logements sociaux près de chez eux est quelque chose qui les inquiète.
Monique Pinçon-Charlot : Notre dernière enquête « Les Ghettos du gotha », dans la très haute société, a été publiée en 2007 mais c'est vrai que nous n'avons jamais sollicité Lagardère, Bouygues ou Dassault… Une fois, Vincent Bolloré, qui avait refusé.
Michel Pinçon : Nous avons fait un travail sur les nouveaux patrons, et interrogé des patrons (Promodès, la Sodexo, etc.) qui arrivaient à l'âge de la retraite. Ils nous ont parlé volontiers mais parce qu'ils avaient beaucoup de plaisir à raconter comment ils avaient réussi, comment ils se débrouillaient pour transmettre à leurs enfants…
C'était plus difficile pour « Les Ghettos du gotha » car ils voyaient bien que c'était de leurs privilèges qu'on voulait leur faire parler, du fait d'avoir des lieux particuliers…
Justement, quels sont ces lieux ?
Monique Pinçon-Charlot : Ce sont les beaux quartiers : la résidence principale où l'on vit rassemblé. S'il existe des ghettos en France, c'est bien des ghettos dorés.
Dans la villa Montmorency, dans le XVIe arrondissement, là où vit Carla Bruni-Sarkozy, c'est un véritable ghetto avec 150 maisons et des murs tout autour. C'est un entre-soi où vivent Lagardère, Vincent Bolloré, Dominique Desseigne, et beaucoup d'invités du Fouquet's. Cet entre-soi se reproduit à la mer, à la montagne.
Ce sont les mêmes lieux que ceux des grandes familles ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui, tout à fait. On retrouve dans les lotissements chics l'ensemble des fractions de la classe dominante, anciennes ou nouvelles dynasties.
Pourquoi cet entre-soi ? Parce que ça permet à la fortune de se transmettre dans le même milieu. Pour que la dynastie soit vraiment efficace, les enfants doivent grandir ensemble, fréquenter les mêmes écoles, les mêmes rallyes, tomber en amour et en amitié de leurs semblables. Les richesses resteront ainsi dans ces milieux.
Du fait de cette endogamie-là, les codes du bling-bling des nouvelles dynasties ont-ils infusé dans les vieilles familles ?
Michel Pinçon : Je dirais que ce qui infuse, c'est plutôt les signes de l'excellence sociale dans la culture bling-bling si l'on veut parler ainsi. C'est plutôt dans ce sens-là que ça irait, même si les nouveaux patrons, aujourd'hui plus riches que les vieilles familles, se moulent dans les comportements de la haute société traditionnelle.
Ce ne sont pas les ducs et les vieilles familles qui vont se mettre à faire les quatre cents coups et à se faire voir, mais plutôt le contraire.
Monique Pinçon-Charlot : La vieille bourgeoisie et la noblesse ont toujours eu leur côté bling-bling, par exemple au casino de Deauville, où l'on va avec les grandes robes et les bijoux, ou le prix de Diane à Chantilly dont Eric Woerth est le maire : ces lieux-là fleurissent de moments où l'on se donne à voir.
Simplement, par ailleurs, ils vivaient cachés… Mais s'ils arrivent à contrôler, ils se mettent en scène tout en contrôlant la mise en scène. C'est le palmarès des grandes fortunes mondiales qui a encouragé le bling-bling, en introduisant des concurrences à l'échelle du monde.
Le rôle des femmes a-t-il évolué dans cette société ? On parle aujourd'hui de la femme d'Eric Woerth, qui gérait la fortune Bettencourt, mais aussi de l'épouse de Patrice de Maistre, qui était la première femme de Bernard Arnault… alors que dans le documentaire qui vous est consacré, Philippe Denis prononce cette phrase : « Les femmes sont sorties de la société lorsqu'elles sont entrées dans les bureaux » (Voir la vidéo à partir de la douzième minute)
Monique Pinçon-Charlot : On a travaillé sur la place des femmes dans les familles anciennes, où la femme a un statut tout à fait particulier par rapport aux autres classes sociales. On est d'abord représentant d'une lignée, d'abord le maillon d'une dynastie avant d'être femme, homme, catholique, juif, protestant… L'appartenance au patronyme que l'on porte, à ce capital symbolique, fait que le reste n'est que distinctions secondaires.
La femme a un statut beaucoup plus enviable dans ces milieux-là parce qu'il y a du personnel domestique, mais aussi parce qu'elle a la responsabilité de la richesse sociale : on ne peut pas rester longtemps riche tout seul, il faut vraiment faire partie de la caste et du groupe.
Elle joue aussi un rôle important dans la richesse symbolique, que véhiculent le patronyme familial, le château, ou encore le corps : il y a de véritables corps de classes. Les gens riches ont des corps qui sont toujours fins, redressés. Ce n'est pas du tout anecdotique : les privilèges les plus arbitraires deviennent corps et du coup apparaissent naturels. Les dominés disent : « S'ils sont au pouvoir, c'est normal, on le voit qu'ils nous sont supérieurs, ils sont élégants. » Quand on dit d'une femme qu'elle a de la classe, ça veut dire qu'elle appartient à la classe supérieure.
Eric Woerth communiquait sur une image un peu janséniste et austère tout en étant trésorier de l'UMP et maire de Chantilly, un haut lieu de ces dynasties de l'argent…
Michel Pinçon : On a l'impression de voir chaque jour un peu plus confirmé tout ce qu'on a pu écrire. L'apparence janséniste et respectable est quand même quelque chose d'assez courant. De ce point de vue-là, Sarkozy pose quelques problèmes au milieu. Dans sa façon de parler, la manière pseudo-populaire de parler qu'il affecte et qui est étonnante, dans ses mimiques. Il n'est pas cohérent avec le milieu en cela, mais il est le personnage politique le plus efficace qui s'en soit dégagé.
Dans l'affaire Woerth, ce qui est important c'est que ça passe au premier plan de l'actualité, y compris dans le Journal de Dimanche. C'est peut-être un facteur de désolidarisation d'une certaine bourgeoisie avec celle qui a abouti à ces scandales. Leur capital d'efficacité politique est en train de se dissoudre.
Photos : Florence Woerth assiste au prix de l'Arc de triomphe, à l'hippodrome de Longchamp, le 4 octobre 2009 (Charles Platiau/Reuters) ; Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (DR) ; Nicolas Sarkozy à la sortie du Fouquet's, à Paris, le 7 mai 2007 (Eric Gaillard/Reuters).
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