Avec France Culture, Marianne2 publie une série d'entretiens d'Antoine Mercier avec divers intellectuels autour de la crise. Cette semaine, l'économiste André Orléan revient la logique financière qui domine toutes les dimensions de la vie et propose des pistes de changement, et avant tout le décloisonnement.
Le constat que vous faites dans vos travaux sur le manque d’autonomie des différentes sphères de l’économie est particulièrement pertinent pour analyser la crise actuelle du monde de la finance…
Il faut comprendre que les conditions de l’évaluation financière, la manière dont les financiers regardent le monde est quelque chose qui est très fortement unifié. Dans les systèmes sociaux antérieurs, à côté de la puissance financière, il y avait la puissance industrielle, il y avait la puissance politique, il y avait la puissance salariale. On se trouvait ainsi dans des systèmes complexes, avec des rapports de pouvoir tout aussi complexes mais qui en définitive produisait une certaine stabilité de l’ensemble.
Aujourd’hui, la tendance est à l’homogénéisation, à l’unification de toutes les sphères avec, au centre du système, la finance, l’évaluation financière, les droits financiers… Tous les aspects de notre vie d’aujourd’hui, sont plus ou moins liés à ces questions financières. Cela modifie profondément le système car il n’y a plus vraiment de contre-pouvoir face à l’omniprésence de la finance.
D’où cette question centrale : comment peut-on réguler la finance alors qu’il n’existe pratiquement plus de contre-pouvoir qui puisse faire valoir son projet, ses anticipations, ses intérêts ? Il se trouve qu’aujourd’hui même le régulateur, en l’occurrence l’Etat, a fait siens les intérêts dérégulés…
Si les responsables politiques ont le même « logiciel » que celui de la finance, il n’y a plus personne d’extérieur pour modifier la donne…
Absolument… Il ne faut pas voir cela comme une espèce de manipulation diabolique des esprits… mais il est clair qu’aujourd’hui, les idées sont modelées par cette vision financiarisée du monde. Il est très difficile de penser autrement, d’avoir une action extérieure aux critères de la finance…
Il faut comprendre que les conditions de l’évaluation financière, la manière dont les financiers regardent le monde est quelque chose qui est très fortement unifié. Dans les systèmes sociaux antérieurs, à côté de la puissance financière, il y avait la puissance industrielle, il y avait la puissance politique, il y avait la puissance salariale. On se trouvait ainsi dans des systèmes complexes, avec des rapports de pouvoir tout aussi complexes mais qui en définitive produisait une certaine stabilité de l’ensemble.
Aujourd’hui, la tendance est à l’homogénéisation, à l’unification de toutes les sphères avec, au centre du système, la finance, l’évaluation financière, les droits financiers… Tous les aspects de notre vie d’aujourd’hui, sont plus ou moins liés à ces questions financières. Cela modifie profondément le système car il n’y a plus vraiment de contre-pouvoir face à l’omniprésence de la finance.
D’où cette question centrale : comment peut-on réguler la finance alors qu’il n’existe pratiquement plus de contre-pouvoir qui puisse faire valoir son projet, ses anticipations, ses intérêts ? Il se trouve qu’aujourd’hui même le régulateur, en l’occurrence l’Etat, a fait siens les intérêts dérégulés…
Si les responsables politiques ont le même « logiciel » que celui de la finance, il n’y a plus personne d’extérieur pour modifier la donne…
Absolument… Il ne faut pas voir cela comme une espèce de manipulation diabolique des esprits… mais il est clair qu’aujourd’hui, les idées sont modelées par cette vision financiarisée du monde. Il est très difficile de penser autrement, d’avoir une action extérieure aux critères de la finance…
Plus de contre-modèle
Donc, quand les responsables politiques affirment vouloir réglementer la finance, vous semblez dire qu’ils n’en sont pas capables par manque d’autonomie…
Ils n’ont pas d’autonomie, effectivement. Car comment naît d’ordinaire cette autonomie ? Elle nait d’abord de projets intellectuels et de projets sociaux. Or il n’existe plus aujourd’hui de contre-modèle. Si bien que lorsque les dirigeants occidentaux imaginent le futur, ils nous replongent en réalité dans ce que nous avons connu, à savoir exactement le même système financier à quelques régulations près, mais fondamentalement le système lui-même n’a pas changé…
D’ailleurs, il ne faut pas croire que le système précédent, celui qui a conduit à la crise, était totalement dérégulé, ce serait une erreur… Effectivement, il y avait des zones de dérégulation, mais il y avait beaucoup d’acteurs qui étaient régulés. Les banques en particulier subissaient beaucoup de régulation…
Donc je crois qu’il y a un problème de diagnostic : ce n’est pas simplement la crise de la dérégulation, c’est aussi la crise d’une certaine régulation qui n’a pas réussi à fonctionner, qui a été contournée. L’expérience que nous avons de la crise antérieure celle de 2007-2008, c’est justement cette possibilité qu’ont eue les agents financiers de contourner les règles du fait qu’il n’y avait plus personne pour contrebalancer leurs intérêts…
Et il n’y a pas de raison que cela ne continue pas ?
Absolument… Pourquoi est-ce qu’ils pouvaient contourner les règles ? Parce que les régulateurs étaient essentiellement d’accord avec eux sur leur vision du monde et sur leurs intérêts… C’est important à comprendre… Ils n’étaient pas foncièrement diaboliques, simplement ils pensaient faire le bonheur des gens parce qu’ils croyaient qu’en effet, laisser la liberté d’évaluation des capitaux était quelque chose de tout à fait positif…Ils ont comme intégré l’idéologie du système.
C’est la raison pour laquelle je ne vois pas aujourd’hui ce qui peut nous rendre optimistes quant à la possibilité d’une régulation sérieuse, c’est-à-dire d’une régulation qui aurait des objectifs tels qu’effectivement il serait possible à un certain moment de dire « halte à la finance ! »…. C’est cela que je ne vois pas...
Ils n’ont pas d’autonomie, effectivement. Car comment naît d’ordinaire cette autonomie ? Elle nait d’abord de projets intellectuels et de projets sociaux. Or il n’existe plus aujourd’hui de contre-modèle. Si bien que lorsque les dirigeants occidentaux imaginent le futur, ils nous replongent en réalité dans ce que nous avons connu, à savoir exactement le même système financier à quelques régulations près, mais fondamentalement le système lui-même n’a pas changé…
D’ailleurs, il ne faut pas croire que le système précédent, celui qui a conduit à la crise, était totalement dérégulé, ce serait une erreur… Effectivement, il y avait des zones de dérégulation, mais il y avait beaucoup d’acteurs qui étaient régulés. Les banques en particulier subissaient beaucoup de régulation…
Donc je crois qu’il y a un problème de diagnostic : ce n’est pas simplement la crise de la dérégulation, c’est aussi la crise d’une certaine régulation qui n’a pas réussi à fonctionner, qui a été contournée. L’expérience que nous avons de la crise antérieure celle de 2007-2008, c’est justement cette possibilité qu’ont eue les agents financiers de contourner les règles du fait qu’il n’y avait plus personne pour contrebalancer leurs intérêts…
Et il n’y a pas de raison que cela ne continue pas ?
Absolument… Pourquoi est-ce qu’ils pouvaient contourner les règles ? Parce que les régulateurs étaient essentiellement d’accord avec eux sur leur vision du monde et sur leurs intérêts… C’est important à comprendre… Ils n’étaient pas foncièrement diaboliques, simplement ils pensaient faire le bonheur des gens parce qu’ils croyaient qu’en effet, laisser la liberté d’évaluation des capitaux était quelque chose de tout à fait positif…Ils ont comme intégré l’idéologie du système.
C’est la raison pour laquelle je ne vois pas aujourd’hui ce qui peut nous rendre optimistes quant à la possibilité d’une régulation sérieuse, c’est-à-dire d’une régulation qui aurait des objectifs tels qu’effectivement il serait possible à un certain moment de dire « halte à la finance ! »…. C’est cela que je ne vois pas...
De bulles en bulles
Ce qui explique que rien n’ait changé pour la rémunération des grands patrons et en particulier des banquiers et des fameux traders...
C’est tout à fait cet exemple qu’on peut prendre… Je répète que ce système qui est en crise disposait de régulateur. Il y avait des présidents de banques centrales ; ils n’étaient pas aveugles, simplement ils ont fait des diagnostics en fonction de leurs croyances.
Ce n’était pas à proprement parler de la manipulation. On peut même dire qu’ils sont malheureusement de bonne foi. Ce qui signifie que le type d’erreurs qu’ils ont faites, il est très probable qu’ils les referont demain puisqu’elles sont en rapport avec une faiblesse structurelle liées à leur manque d’autonomie…
Est-ce que vous diriez qu’ils sont pris dans un champ d’intérêts financiers ?
Oui, bien sûr. C’est une réalité sociale évidente qu’il y a des intérêts financiers et qu’une représentation du monde qui la légitime leur est associée. On pense qu’en procédant ainsi, la finance est plus efficiente, etc.… Donc en effet, c’est toute une conception du monde qui est ici présente, et il existe peu d’alternatives car elle s’est étendue de manière extrêmement massive.
Un point peut illustrer cette question du rapport entre le capitalisme industriel et le capitalisme financier… D’ordinaire, l’industrie, le capitalisme industriel, les entreprises avaient une forte autonomie dans leur processus de création de richesses, dans leurs perspectives industrielles. Il y avait un ethos industriel particulier qui était lié à une propriété du capital dans certaines familles, etc.… Et d’ordinaire d’ailleurs, il était plus puissant ou du moins aussi puissant que la finance…
Aujourd’hui, le capitalisme industriel s’est complètement subordonné au capitalisme dit financier, notamment à travers ce qu’on appelle « la valeur actionnariale » qui revient à valoriser l’idée que ce qui compte pour une entreprise, c’est de maximiser son cours de Bourse… Et donc, on voit par cet exemple maintenant bien connu, comment ce qui était une hétérogénéité avant, est devenu beaucoup plus homogène.
A mon sens, ce qui est en cause, c’est le fonctionnement des marchés financiers qui est très différent de celui des marchés de biens. Ils fonctionnent à l’excès. Ils ont une tendance à avoir des prix qui augmentent de manière très élevée ou au contraire, qui baissent très fortement.
Pourquoi cette caractéristique ?
Normalement, la théorie économique nous dit que les marchés s’autorégulent… Ça veut dire quoi que les marchés s’autorégulent ? Ça veut dire que lorsque les prix dérivent, des contre-forces se manifestent qui ramènent les prix vers un niveau inférieur. Donc, sur un marché de biens, quand le prix augmente, la demande baisse et l’offre augmente, ce qui fait que le prix revient à son niveau…
Et c’est cela qui fait que les marchés sont régulés et c’est pour cela qu’on aime bien la concurrence… Or, il se trouve que la concurrence financière fonctionne à l’inverse : quand les prix augmentent, les gens achètent encore plus du titre dont les prix augmentent pour la raison très simple que quand un actif voit son prix augmenter, cela signifie aux yeux des opérateurs qu’il fait du rendement puisqu’une partie du rendement… quand l’immobilier augmentait, les propriétaires de logements gagnaient de l’argent, voyaient leurs richesses augmenter…
Donc cela attirait des investisseurs extérieurs qui venaient sur le marché, et donc plus le prix augmentait, plus la demande augmentait. Dans les vrais marchés, les marchés de biens, les acteurs ont devant eux quelque chose d’objectif qui est une qualité de produit et cette qualité de produit ne bouge pas quand ils achètent ou quand ils vendent… Sur un marché financier, la qualité du produit c’est sa rentabilité qui constitue est un pari sur le futur. Donc, il se peut que quand vous achetez ce produit vous le valorisiez. Et, comme il s’agit d’un marché de promesses, il a un caractère instable…
Pour la raison que sur les marchés financiers, on n’achète pas un bien mais une anticipation, il se produit inévitablement des bulles qui sont la marque d’un dérapage incontrôlé lequel s’arrête brutalement lorsque la conscience qu’on est allé trop loin se produit. La bulle explose alors.
Ce mécanisme tout simple nous montre qu’il y a une instabilité très profonde et il me semble que nous sommes au cœur de la question financière…Cela explique ces crises dont l’intensité est d’autant plus forte que le système est homogène. Donc, mon diagnostic, c’est qu’il y a quelque chose d’instable au cœur de la finance elle-même, du mécanisme financier intrinsèque…
C’est tout à fait cet exemple qu’on peut prendre… Je répète que ce système qui est en crise disposait de régulateur. Il y avait des présidents de banques centrales ; ils n’étaient pas aveugles, simplement ils ont fait des diagnostics en fonction de leurs croyances.
Ce n’était pas à proprement parler de la manipulation. On peut même dire qu’ils sont malheureusement de bonne foi. Ce qui signifie que le type d’erreurs qu’ils ont faites, il est très probable qu’ils les referont demain puisqu’elles sont en rapport avec une faiblesse structurelle liées à leur manque d’autonomie…
Est-ce que vous diriez qu’ils sont pris dans un champ d’intérêts financiers ?
Oui, bien sûr. C’est une réalité sociale évidente qu’il y a des intérêts financiers et qu’une représentation du monde qui la légitime leur est associée. On pense qu’en procédant ainsi, la finance est plus efficiente, etc.… Donc en effet, c’est toute une conception du monde qui est ici présente, et il existe peu d’alternatives car elle s’est étendue de manière extrêmement massive.
Un point peut illustrer cette question du rapport entre le capitalisme industriel et le capitalisme financier… D’ordinaire, l’industrie, le capitalisme industriel, les entreprises avaient une forte autonomie dans leur processus de création de richesses, dans leurs perspectives industrielles. Il y avait un ethos industriel particulier qui était lié à une propriété du capital dans certaines familles, etc.… Et d’ordinaire d’ailleurs, il était plus puissant ou du moins aussi puissant que la finance…
Aujourd’hui, le capitalisme industriel s’est complètement subordonné au capitalisme dit financier, notamment à travers ce qu’on appelle « la valeur actionnariale » qui revient à valoriser l’idée que ce qui compte pour une entreprise, c’est de maximiser son cours de Bourse… Et donc, on voit par cet exemple maintenant bien connu, comment ce qui était une hétérogénéité avant, est devenu beaucoup plus homogène.
A mon sens, ce qui est en cause, c’est le fonctionnement des marchés financiers qui est très différent de celui des marchés de biens. Ils fonctionnent à l’excès. Ils ont une tendance à avoir des prix qui augmentent de manière très élevée ou au contraire, qui baissent très fortement.
Pourquoi cette caractéristique ?
Normalement, la théorie économique nous dit que les marchés s’autorégulent… Ça veut dire quoi que les marchés s’autorégulent ? Ça veut dire que lorsque les prix dérivent, des contre-forces se manifestent qui ramènent les prix vers un niveau inférieur. Donc, sur un marché de biens, quand le prix augmente, la demande baisse et l’offre augmente, ce qui fait que le prix revient à son niveau…
Et c’est cela qui fait que les marchés sont régulés et c’est pour cela qu’on aime bien la concurrence… Or, il se trouve que la concurrence financière fonctionne à l’inverse : quand les prix augmentent, les gens achètent encore plus du titre dont les prix augmentent pour la raison très simple que quand un actif voit son prix augmenter, cela signifie aux yeux des opérateurs qu’il fait du rendement puisqu’une partie du rendement… quand l’immobilier augmentait, les propriétaires de logements gagnaient de l’argent, voyaient leurs richesses augmenter…
Donc cela attirait des investisseurs extérieurs qui venaient sur le marché, et donc plus le prix augmentait, plus la demande augmentait. Dans les vrais marchés, les marchés de biens, les acteurs ont devant eux quelque chose d’objectif qui est une qualité de produit et cette qualité de produit ne bouge pas quand ils achètent ou quand ils vendent… Sur un marché financier, la qualité du produit c’est sa rentabilité qui constitue est un pari sur le futur. Donc, il se peut que quand vous achetez ce produit vous le valorisiez. Et, comme il s’agit d’un marché de promesses, il a un caractère instable…
Pour la raison que sur les marchés financiers, on n’achète pas un bien mais une anticipation, il se produit inévitablement des bulles qui sont la marque d’un dérapage incontrôlé lequel s’arrête brutalement lorsque la conscience qu’on est allé trop loin se produit. La bulle explose alors.
Ce mécanisme tout simple nous montre qu’il y a une instabilité très profonde et il me semble que nous sommes au cœur de la question financière…Cela explique ces crises dont l’intensité est d’autant plus forte que le système est homogène. Donc, mon diagnostic, c’est qu’il y a quelque chose d’instable au cœur de la finance elle-même, du mécanisme financier intrinsèque…
Le dépérissement des Etats
Comment en est-on arrivé à ce que ce phénomène recouvre le champ entier de l’économie ?
La financiarisation de nos économies correspond très profondément à une modification des valeurs collectives, des valeurs sociales… Elles ne se sont peut-être pas reflétées directement dans les valeurs financières, mais en définitive elles y participent. Ce qui m’apparaît très nettement aujourd’hui par exemple c’est le dépérissement des Etats… On parlait tout à l’heure de la question de la régulation et je crois qu’elle est centrale justement parce que les Etats n’ont plus de pouvoir, il y a un dépérissement des Etats…
Le dépérissement des Etats correspond précisément à ces transformations de la valeur. Je m’explique : les valeurs collectives sont de moins en moins identifiées à des territoires et à des Etats qui les protégeraient ou à des projets nationaux… La valeur, au fond, la valeur fondamentale réside aujourd’hui dans le rapport aux biens et aux marchandises… Pour schématiser, nous nous projetons là où nous trouvons de la valeur. Ce qui nous motive, ce que nous cherchons, la source de notre bonheur, notre avenir, nous le voyons à travers le rapport aux objets, aux marchandises…
Donc la valeur est maintenant liée aux objets dans l’inconscient collectif des économies développées. On se projette sur eux et c’est d’eux que l’on attend des solutions. Or, qui produit ces valeurs ? Ce sont les entreprises… Donc le grand dépérissement des valeurs sociales du côté de l’Etat, provient de cette transformation…
Si on schématise les grands mouvements de l’Histoire, nous sommes tous d’accord pour penser que c’est le monde des objets, c’est le rapport aux objets que nous avons privilégié si bien que ces objets sont devenus des valeurs collectives… Or, ce sont les marchés financiers qui, à travers les grands fonds institutionnels sont devenus les gérants du capital mondial en lieu et place du capitalisme industriel. Donc, on a assisté à une transformation très profonde de ce point de vue-là.
Comme je le disais, ce qui est tout à fait particulier aux valeurs financières, c’est qu’elles se forment de manière totalement instable. Elles ne se forment pas sous un mode délibératif, collectif, raisonné, à la « Habermas ». Elles ne sont pas le résultat d’un processus maîtrisé au cours duquel il serait possible à chacun d’échanger des arguments… Elles se forment de manière financière, c’est-à-dire de manière « autoréférentielle ». Cela signifie que chacun essaye de savoir ce que les autres pensent. Ce n’est au fond pas très différent d’une logique médiatique. Et cette logique de la création des valeurs financières est fondamentalement instable…
Tout mon effort théorique est de montrer que la valeur économique n’est pas extérieure aux valeurs sociales… Toute l’économie s’est constituée, en prétendant que sa valeur, la valeur économique, était objective, qu’elle était différente des valeurs sociales… Je crois qu’il faut revenir en arrière et montrer que ce n’est pas le cas : les valeurs économiques sont comme les autres valeurs, elles sont collectives, produites par des processus stratégiques au cours desquels de nombreux d’acteurs jouent leur partition et se projettent dans l’avenir…
Comment faudrait-il faire pour règlementer de manière efficace le monde de la finance ?
Il me semble qu’il faut sortir de l’idée que les marchés financiers sont le bon système pour allouer le financement … Donc, ce qu’il faudrait définir, c’est le point au-delà duquel ils ne sont plus le bon système pour ce faire. Et mon idée c’est qu’il faut créer des cloisonnements, il faut créer des différenciations dans le système…
Ce qui cause la crise, c’est l’interconnexion de chaque domaine. Elle produit une homogénéisation instantanée. Ce qui signifie que les acteurs du monde entier, répondent de la même manière en même temps… C’est pourquoi les crises ont des conséquences de plus en plus graves. Elles touchent tous les pays et tous les secteurs simultanément. Il faut donc revenir à des différenciations…
Ces re-cloisonnements nécessaires peuvent-ils être à la base d’un « programme » pour en sortir ?
Je n’ai pas de programme mais j’ai quelques idées. Mon diagnostic conduit à mettre en évidence que la question de l’interconnexion, la question des marchés financiers intégrés au niveau mondial est centrale. Il faut revenir à des systèmes cloisonnés, c’est-à-dire dans lesquels les acteurs soient investis dans des projets beaucoup plus locaux.
Nous avons connu dans le passé une forme de cloisonnement : la décision prise dans le cadre du New Deal, qui interdisait aux banques de dépôt de s’occuper des marchés financiers… c’est un cloisonnement, parce que dans ce cas-là, quand il y a une crise financière, elle ne devient pas une crise sur les dépôts…
Il faut cloisonner pour essayer qu’existe une série de projets qui soient hétérogènes pour que l’on sorte de cette crise qui est fondamentalement une crise de la corrélation… Tout le monde agit simultanément de la même manière parce que toutes les grandes institutions ont acheté les mêmes actifs. Elles ont les mêmes réflexes et font exactement la même chose… Il faut essayer de re-segmenter… Ce n’est pas du tout de l’ordre de la réglementation, c’est une transformation…
La financiarisation de nos économies correspond très profondément à une modification des valeurs collectives, des valeurs sociales… Elles ne se sont peut-être pas reflétées directement dans les valeurs financières, mais en définitive elles y participent. Ce qui m’apparaît très nettement aujourd’hui par exemple c’est le dépérissement des Etats… On parlait tout à l’heure de la question de la régulation et je crois qu’elle est centrale justement parce que les Etats n’ont plus de pouvoir, il y a un dépérissement des Etats…
Le dépérissement des Etats correspond précisément à ces transformations de la valeur. Je m’explique : les valeurs collectives sont de moins en moins identifiées à des territoires et à des Etats qui les protégeraient ou à des projets nationaux… La valeur, au fond, la valeur fondamentale réside aujourd’hui dans le rapport aux biens et aux marchandises… Pour schématiser, nous nous projetons là où nous trouvons de la valeur. Ce qui nous motive, ce que nous cherchons, la source de notre bonheur, notre avenir, nous le voyons à travers le rapport aux objets, aux marchandises…
Donc la valeur est maintenant liée aux objets dans l’inconscient collectif des économies développées. On se projette sur eux et c’est d’eux que l’on attend des solutions. Or, qui produit ces valeurs ? Ce sont les entreprises… Donc le grand dépérissement des valeurs sociales du côté de l’Etat, provient de cette transformation…
Si on schématise les grands mouvements de l’Histoire, nous sommes tous d’accord pour penser que c’est le monde des objets, c’est le rapport aux objets que nous avons privilégié si bien que ces objets sont devenus des valeurs collectives… Or, ce sont les marchés financiers qui, à travers les grands fonds institutionnels sont devenus les gérants du capital mondial en lieu et place du capitalisme industriel. Donc, on a assisté à une transformation très profonde de ce point de vue-là.
Comme je le disais, ce qui est tout à fait particulier aux valeurs financières, c’est qu’elles se forment de manière totalement instable. Elles ne se forment pas sous un mode délibératif, collectif, raisonné, à la « Habermas ». Elles ne sont pas le résultat d’un processus maîtrisé au cours duquel il serait possible à chacun d’échanger des arguments… Elles se forment de manière financière, c’est-à-dire de manière « autoréférentielle ». Cela signifie que chacun essaye de savoir ce que les autres pensent. Ce n’est au fond pas très différent d’une logique médiatique. Et cette logique de la création des valeurs financières est fondamentalement instable…
Tout mon effort théorique est de montrer que la valeur économique n’est pas extérieure aux valeurs sociales… Toute l’économie s’est constituée, en prétendant que sa valeur, la valeur économique, était objective, qu’elle était différente des valeurs sociales… Je crois qu’il faut revenir en arrière et montrer que ce n’est pas le cas : les valeurs économiques sont comme les autres valeurs, elles sont collectives, produites par des processus stratégiques au cours desquels de nombreux d’acteurs jouent leur partition et se projettent dans l’avenir…
Comment faudrait-il faire pour règlementer de manière efficace le monde de la finance ?
Il me semble qu’il faut sortir de l’idée que les marchés financiers sont le bon système pour allouer le financement … Donc, ce qu’il faudrait définir, c’est le point au-delà duquel ils ne sont plus le bon système pour ce faire. Et mon idée c’est qu’il faut créer des cloisonnements, il faut créer des différenciations dans le système…
Ce qui cause la crise, c’est l’interconnexion de chaque domaine. Elle produit une homogénéisation instantanée. Ce qui signifie que les acteurs du monde entier, répondent de la même manière en même temps… C’est pourquoi les crises ont des conséquences de plus en plus graves. Elles touchent tous les pays et tous les secteurs simultanément. Il faut donc revenir à des différenciations…
Ces re-cloisonnements nécessaires peuvent-ils être à la base d’un « programme » pour en sortir ?
Je n’ai pas de programme mais j’ai quelques idées. Mon diagnostic conduit à mettre en évidence que la question de l’interconnexion, la question des marchés financiers intégrés au niveau mondial est centrale. Il faut revenir à des systèmes cloisonnés, c’est-à-dire dans lesquels les acteurs soient investis dans des projets beaucoup plus locaux.
Nous avons connu dans le passé une forme de cloisonnement : la décision prise dans le cadre du New Deal, qui interdisait aux banques de dépôt de s’occuper des marchés financiers… c’est un cloisonnement, parce que dans ce cas-là, quand il y a une crise financière, elle ne devient pas une crise sur les dépôts…
Il faut cloisonner pour essayer qu’existe une série de projets qui soient hétérogènes pour que l’on sorte de cette crise qui est fondamentalement une crise de la corrélation… Tout le monde agit simultanément de la même manière parce que toutes les grandes institutions ont acheté les mêmes actifs. Elles ont les mêmes réflexes et font exactement la même chose… Il faut essayer de re-segmenter… Ce n’est pas du tout de l’ordre de la réglementation, c’est une transformation…
Morales locales
Pourrait-on réaliser ce re-cloisonnement par des mesures qui seraient décidées même au niveau mondial ?
Je crois, en effet, que c’est tout à fait possible mais cela implique un changement radical d’idéologie, de perspective et de vision du monde… donc, ça ne se fera pas en un jour ! Mais il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas se faire… Il est clair par ailleurs que cela aura des coûts. Le fait qu’aujourd’hui le capital soit totalement flexible a naturellement des avantages.
En effet, s’il y a une source d’innovation quelque part, immédiatement le capital peut s’en saisir et la faire croître avec une très grande rapidité… on a vu que cela a eu des effets positifs… et donc si l’on interdit cette flexibilité inhérente au décloisonnement, le phénomène de diffusion sera sensiblement ralenti. Mais en même temps, il me semble que c’est la seule manière d’éviter des crises de plus en plus massives… Je conçois que ce soit un arbitrage compliqué.
Mais c’est un peu comme l’écologie au fond : Triez nos détritus peut apparaître comme une contrainte mais elle peut être acceptée si l’on explique que le climat pourrait pâtir du fait qu’on ne le fasse pas. Donc, là vous voyez bien comment ça peut marche. Encore faut-il en prendre conscience et cela prend du temps. Il n’est pas simple en effet de renoncer à faire de la rentabilité un absolu et d’intégrer que l’essentiel réside dans des morales d’activités.
C’est une idée que l’on trouve déjà chez Durkheim qui se posait exactement le même problème de savoir comment faire pour que les sociétés individualistes fonctionnent… Il voyait bien que l’individualisme pur, un peu à la manière financière d’aujourd’hui, ne fonctionnait pas… Il voyait aussi que l’Etat n’était pas une solution efficace.
Ce qu’il proposait c’était d’instaurer des corps intermédiaires qui établissent des morales locales… Durkheim parlait de morales professionnelles… Je crois qu’il y a là un modèle intéressant pour aujourd’hui afin que les acteurs s’investissent dans des projets locaux qui soient aussi collectifs…
Biographie: André Orléan est économiste, directeur d'études à l'Ehess
Retrouvez d'autres entretiens dans Regards sur la crise, réflexions pour comprendre la crise… et en sortir, ouvrage collectif dirigé par Antoine Mercier avec Alain Badiou, Miguel Benasayag, Rémi Brague, Dany-Robert Dufour, Alain Finkielkraut…, Paris, Éditions Hermann, 2010.
Je crois, en effet, que c’est tout à fait possible mais cela implique un changement radical d’idéologie, de perspective et de vision du monde… donc, ça ne se fera pas en un jour ! Mais il n’y a aucune raison que cela ne puisse pas se faire… Il est clair par ailleurs que cela aura des coûts. Le fait qu’aujourd’hui le capital soit totalement flexible a naturellement des avantages.
En effet, s’il y a une source d’innovation quelque part, immédiatement le capital peut s’en saisir et la faire croître avec une très grande rapidité… on a vu que cela a eu des effets positifs… et donc si l’on interdit cette flexibilité inhérente au décloisonnement, le phénomène de diffusion sera sensiblement ralenti. Mais en même temps, il me semble que c’est la seule manière d’éviter des crises de plus en plus massives… Je conçois que ce soit un arbitrage compliqué.
Mais c’est un peu comme l’écologie au fond : Triez nos détritus peut apparaître comme une contrainte mais elle peut être acceptée si l’on explique que le climat pourrait pâtir du fait qu’on ne le fasse pas. Donc, là vous voyez bien comment ça peut marche. Encore faut-il en prendre conscience et cela prend du temps. Il n’est pas simple en effet de renoncer à faire de la rentabilité un absolu et d’intégrer que l’essentiel réside dans des morales d’activités.
C’est une idée que l’on trouve déjà chez Durkheim qui se posait exactement le même problème de savoir comment faire pour que les sociétés individualistes fonctionnent… Il voyait bien que l’individualisme pur, un peu à la manière financière d’aujourd’hui, ne fonctionnait pas… Il voyait aussi que l’Etat n’était pas une solution efficace.
Ce qu’il proposait c’était d’instaurer des corps intermédiaires qui établissent des morales locales… Durkheim parlait de morales professionnelles… Je crois qu’il y a là un modèle intéressant pour aujourd’hui afin que les acteurs s’investissent dans des projets locaux qui soient aussi collectifs…
Biographie: André Orléan est économiste, directeur d'études à l'Ehess
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