jeudi 4 juin 2009

La journée au guichet d'une banque

Lundi matin. Le réveil sonne a 07h30. J'ai dormi trois heures, je suis mort. Je l'éteins et ferme les yeux un instant. Je les rouvre, il est 08h45. Je devrais être au travail, dans un quart d'heure la banque ouvre.

Je me lève, je ne mange pas ni ne me lave, je m'habille et j'y vais. Je sais que je vais être face à des clients impatients et casse-couilles pendant des heures sans avoir une minute pour aller pisser, entre bouffées de chaleur et vertiges. Je ne supporte pas de dormir peu, ou mal, ou les deux. Cette journée sera longue.

Je pense à elle.

On me dit que je suis à la caisse 6. Celle du milieu. La caisse principale, celle qui fait aussi le change. Celle que je ne voulais pas avoir quoi. Bon, je m'y colle...

Impossible de savoir combien j'ai d'argent dans cette foutue boîte noire en métal, le mec qui bossait là avant moi n'a laissé aucune indication. Ma supérieure arrive. Tant pis t'as pas le temps de recompter, ouvre ta caisse et commence à prendre les clients y'a trop de monde. J'exécute. Bonjour madame, en quoi puis-je vous aider ? ...

Je prends de l'argent, quelques sueurs, j'en donne, la tête qui tourne, je recompte ces 17 billets... à moins qu'il y en ait 18... je sais plus, je recommence. J'ai chaud, j'ai froid, putain l'aiguille de cette horloge n'avance pas.

Chaque lundi je vois la faune humaine défiler. C'est comme une parade. Des familles entières et des gens seuls, des gens aimables et des malpolis, des gens heureux ou détruits par la vie, des jeunes et des vieux, de toutes les couleurs... les plus pauvres sont blancs. 95% du temps. La misère certains la vivent. D'autres en parlent beaucoup sans l'avoir jamais aperçue. Moi je la vois, je lui parle, je la touche toutes les semaines.

Il est 10h37, je meurs de faim faute d'avoir eu le temps d'avaler quelque chose ce matin. Une femme arrive avec une poussette. Je lui dis bonjour, elle ne répond pas. Je continue comme si c'était normal, ça arrive tout le temps. Mais en l'occurrence, c'est normal. Je remarque que cette femme est muette.

Elle me demande 130 euros en l'écrivant sur du papier. Elle est déjà à découvert sans en avoir le droit, je ne peux rien lui donner, et je lui dis. Elle prend un stylo et écris pour pouvoir me répondre. Je lis.

Jai un accor de mon consailler, cé parc que jen ai besoin pour acheter a mangé et des couche pour mon bébé.

Et merde. Mon coeur qui bat, ça me pince dans la poitrine. J'avais pas besoin de ça. Mais non madame. Je peux rien te donner, ça dépend pas de moi tu comprends ? Ce monde a voulu qu'on se retrouve face à face, toi avec ton gosse et tes larmes, moi avec ma nuit atroce et mes centaines de billets dans les mains sans que je puisse t'en donner ne serait-ce qu'un, et je ne sais pas pourquoi. Désolé madame, votre agence est fermée le lundi, je ne peux donc pas joindre votre conseiller pour être certain que vous avez son accord, vous devrez donc repasser demain matin.

Mai comen je fé pour ce soir ? Jen é besoin tou de suite, sil vou plai.

Désolé madame, au revoir.

Un Arabe arrive. Démarche de racaille, pas plus vieux que moi. Il pue le shit à dix kilomètres. Et moi qui suis obligé de lui dire bonjour. Et lui qui ne se sent pas obligé de répondre. Il se plaint d'avoir attendu trop longtemps et estime que la grosse à la poussette qui était là a vraiment pris son temps. Elle croit que j'ai que ça à foutre ? qu'il gueule.

Je me retiens de lui enfoncer mon crayon dans l'oeil et je lui donne mille euros. Il se barre. Pas trop tôt. Il est presque midi. Bientôt la pause, cette divine pause.

Le dernier client de la matinée se pointe. Je le vois arriver de loin, il marche comme De Niro. Il s'approche, il a la gueule de De Niro. Il ouvre sa bouche, il parle comme De Niro. Lui il vient pas retirer 20 euros... Le voici qui sort des billets de 100, 200 et 500. Il les compte en italien avant de me les donner. Je le regarde et je souris. Je repense à tous ces films que j'ai vus. Coppola, Scorsese, De Palma... ce type est certainement un gangster, son argent est sûrement sale et il a assurément buté plus de mecs que la racaille de tout à l'heure mais je l'aime bien. Il m'est familier. Il fait partie de mon univers.

Je prends son versement, il me parle un peu avec cet accent particulier et ces mimiques à la Taxi Driver, et très sympathiquement il s'en va. Il est midi, je vais enfin manger quelque chose.

Je pense à elle.

J'ai pas beaucoup de temps. Je passe au MacDo qui est près de chez moi. Menu royal de luxe frites coca avec un big mac en plus le tout à emporter s'il vous plait merci au revoir. Que ce monde va vite.

Je mange devant mon ordinateur en modérant les commentaires du blog, je regarde les nouvelles, je digère quelques minutes la tête en arrière, les yeux fermés et Desolation Row dans mes enceintes. Je repense brièvement à cette femme et son bébé, je sens la fatigue et me dis que je pourrais tuer pour ne pas avoir à finir cette journée. Mais l'après-midi commence, pas le temps de souffler et j'y retourne.

13h30. Un monsieur âgé et petit, tout petit, s'approche. Il a une valise à carreaux montée sur roulettes et un gros manteau gris certainement plus vieux que moi. Il retire poliment son béret et me salue. Il a le visage usé par l'épreuve du temps. Je le trouve attachant. Il me fait penser aux images que j'avais pu voir de Céline à la fin de sa vie, dans quelques archives vidéos, et de la même façon je l'imaginais dans son jardin caressant son chien, loin de la folie de la ville et des hommes. Il avait l'air assez perdu au milieu de cette grande banque, avec ces gens pressés qui ne prennent pas la peine de couper leurs téléphones portables ou leurs Ipods, ces gens qui courent sans arrêt et qui veulent que les autres fassent comme eux. Mais ce vieillard ne voulait pas.

J'avais déjà remarqué ça. Les vieux ne viennent pas à la banque pour chercher de l'argent comme ils ne vont pas à la boulangerie pour chercher du pain. Ils y vont pour y aller. Pour le chemin, pour le temps passé, pour les gens croisés, pour les mots échangés. Ils sont les vestiges d'une façon de vivre et de penser qui n'était pas entièrement esclave des concepts de rendement et de productivité. Ils se sentent étrangers à cette course effreinée où les banquiers et les épiciers seront bientôt tous remplacés par des distributeurs automatiques pour optimiser les statistiques. Trop âgés pour changer, réactionnaires involontaires...

Il est dur d'oreille, je dois lui répéter mes questions, mais ça ne m'agace même pas. Je lui donne 30 euros. C'est déjà bien assez hein me dit-il en souriant. Bonne route monsieur.

Je pense à elle.

Une vieille dame voilée arrive au guichet. Elle me parle, je ne comprends rien. Je lui demande gentillement de répéter, elle a l'air d'être surprise. Elle ne comprend pas que je ne la comprenne pas. Le français à fort accent algérien, tout le monde devrait comprendre non ? Elle ne m'a pas dit ça, en tout cas je ne crois pas, mais elle le pensait. Je finis par discerner quelques mots successifs... elle veut 600 euros. Pendant que je fais l'opération son mari la rejoint devant moi. Ils parlent en arabe entre eux, je ne comprends toujours rien, mais cela ne semble pas les inquiéter plus que ça.

Plusieurs lycéens viennent chacun leur tour me demander des livres sterling. Voyage scolaire dans l'air. On discute un peu. Ils partent tous pour l'Ecosse. C'est beau l'Ecosse. Faudrait que j'y aille un jour. Tous ces jeunes gens sont bien gentils mais je suis à deux doigts de m'écrouler sur mon bureau. Je veux dormir, là ou ailleurs, n'importe où. Dormir un mois. Au revoir et bon voyage.

Il est 18h00, le rideau de fer tombe enfin, mais il faut encore servir tous les clients qui sont à l'intérieur. Je les expédie, j'ai pas le temps, j'ai un train à prendre pour Paris à 20h15 et je dois encore préparer ma valise, manger, et faire deux trois autres trucs. Je cours d'un endroit à un autre, je repasse au MacDo parce que je n'ai toujours pas le temps, cette bouffe m'écoeure mais je vous l'ai dit : je n'ai pas le temps !

Je pense à elle.

J'arrive enfin à la gare. Je suis sur le quai, j'attends le TGV. Il fait froid, il y a du vent, mais ce plein air est un bonheur après des heures passées le cul vissé sur un fauteuil sous les néons d'une banque à la chaleur climatisée et étouffante. Bon Dieu cette journée se finira-t-elle ?

Il y a des bancs, je suis exténué mais je reste debout. Le cheval peut dormir debout. Et c'est noble le cheval... On est toujours mieux debout. Je vois le vieil homme de la banque, avec sa valise à roulettes. Il a toujours l'air d'être un peu ailleurs, il cherche son wagon, son visage est inquièt, les autres passagers sont indifférents les uns par rapport aux autres, ils veulent aller d'un point A à un point B et oublient de vivre. Il se résout à faire la même chose. Question de siècle.

Je m'assoie dans la voiture 17, place 31. A côté de moi il y a une Noire qui n'en finit pas de bavarder au téléphone avec un kit mains libres. Je n'ai même plus la force d'être hérissé. Je finis par ne plus l'entendre. J'écoute In Rainbows et je nage dans ce bordel qu'est mon esprit... je me dis que je veux écrire un truc sur cette journée, sans aucune raison particulière. Nude, quelle sublime chanson... Mes nerfs se relâchent, le stress retombe, la tension s'évapore, la fatigue physique et morale reprend le dessus et je m'endors à moitié sur le plateau en plastique du siège de devant que j'ai déplié et qui je crois n'est pas prévu à cet effet.

Il y a des jours comme ça qui en contiennent mille. J'arrive à la gare de l'Est. Les derniers moments sont toujours les plus longs. J'en ai marre, je suis épuisé, je veux que ça s'arrête. Je suis un véritable zombie, je repense à ce que Nietzsche disait sur la fatigue... je me demande une seconde si ce type a eu tort une fois dans sa vie... et je descends du train.

Elle est là, sur le quai. Elle m'attend. Tout va bien maintenant.

Lu sur : www.chezxyr.com

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