mardi 24 août 2010

2010, l’Odyssée de Google

Eric Schmidt, le patron de l’entreprise américaine, remet au goût du jour la science-fiction des années 60.



«Le choc du futur est le stress et la désorientation provoqués chez les individus auxquels on fait vivre trop de changements dans un trop petit intervalle de temps», écrivait Alvin Toffler en 1970, dans le bien nommé best-seller Le Choc du Futur. Dans ce bréviaire un peu poussiéreux, le doyen des futurologues identifiait les trois facteurs de cette angoisse du surlendemain: la brièveté, la nouveauté, et la diversité, soit la définition quasi-parfaite d’une petite start-up nommée Google.
Au beau milieu du mois d’août, Eric Schmidt —celui qui a pris le relais de Sergey Brin et Larry Page à la tête de l’entreprise californienne– a annoncé rien de moins que la fin de la vie privée telle qu’on la connaît. A l’occasion de la conférence Technonomy (la contraction de technologie et économie, pour tenter de monétiser l’avenir), le patron de Google a exposé sa nouvelle marotte devant un parterre ébahi:
«Il y a eu 5 exabytes d'informations créées depuis la naissance de la civilisation jusqu'en 2003. Mais cette même quantité d'information est maintenant créée tous les deux jours et cette rapidité augmente […] Les gens ne sont pas prêts pour la révolution technologique en train de leur arriver…»

Objectif 2060

Quarante ans après Toffler, Schmidt le reconnaît à mots couverts, le choc du futur est imminent. Et nous n’y sommes pas plus préparés que nos parents, parce les choses sont allées trop vite. Chaque jour, nous créons de nouvelles données exploitables, nous renseignons des champs sur des formulaires en ligne, nous communiquons sur nos goûts et nos lubies, nous façonnons notre présence en ligne avec plus ou moins de maîtrise.
Pour le boss du moteur de recherche numéro un, l’enjeu sociétal de demain est là, peut-être plus que dans une netneutralité sur laquelle il s’est pourtant bien avancé. Depuis quelques mois déjà, il s’est emparé de la problématique des données personnelles pour tenter d’anticiper le web de 2011, peut-être même celui de 2020 ou 2060, sans tomber dans la prédication ou la divination. «Les réseaux sociaux ont créé une tonne de données qui sont devenues publiques sans y être destinées», déclarait-il en mai. «C’est un problème très important, très complexe pour la société, qui va être débattu pendant les 50 prochaines années.»
Eric Schmidt a été encore plus loin le 13 août en prédisant devant un parterre d'éditeurs de journauxqui a rapporté ces propos n'était même pas sûr qu'il les ait dit sérieusement, tant ils ont été jugés iconoclastes. Mais le sont-ils tant que ça? «Je ne crois pas que la société comprenne ce qui se passe lorsque tout devient disponible, tout peut se savoir, et tout peut être enregistré tout le temps, par tout le monde», se justifie t-il. que la loi s'adapterait à cette nouvelle donne: selon lui, chaque jeune aura un jour le droit de changer son nom à l’âge adulte, pour pouvoir tirer un trait sur leurs frasques passées, stockées sur les réseaux sociaux par leurs amis. Le Wall Street Journal

Méta-réseaux sociaux

Et si demain, des légions de robots spécialistes du «data mining» (exploration de données) étaient recrutés par Google pour mieux nous profiler? «Si je regarde vos messages et votre localisation, et que j’utilise une intelligence artificielle, je peux prédire où vous allez vous rendre», estime Schmidt. Vous vous souvenez de HAL, l’ordinateur à la voix monocorde et synthétique dans 2001, l’Odyssée de l’Espace? Son nom est un acronyme, Heuristically programmed ALgorithmic computer, «ordinateur programmé selon un algorithme heuristique en français plus ou moins intelligible. Plus prosaïquement, cela veut dire que HAL est une I.A. qui n’obéit pas seulement à un protocole informatique. Il est aussi capable d’adapter ses décisions quand la situation l’exige. Ou quand il décide de devenir autonome.
2001 est déjà derrière nous mais, aujourd’hui, on pourrait raisonnablement imaginer la naissance de méta-réseaux sociaux, administrés de façon semi-automatisée, qui seraient capables d’agréger suffisamment d’informations personnelles pour classer des profils d’internautes ou les relier entre eux, comme un 123people premium. En poussant la paranoïa dans ses derniers retranchements, on imagine des castes d’individus Alpha ou Gamma, plus ou moins «bons» internautes, sur le modèle du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley. Pour le moment, Schmidt se contente de tripoter des hypothèses, de balayer le champ des possibles en soupesant des variables. Mais une question reste en suspens: quelles sont les intentions de Google? Si la vie privée n’existe plus, ou plus dans les mêmes termes, quelle est la position du premier moteur de recherche mondial, celui qui brasse quotidiennement des milliards de données?

«Mon esprit s’en va, je le sens»

Au printemps, la firme californienne s’était fait attraper en train de «renifler» un gros paquet de données personnelles sur des réseaux wi-fi ouverts. En sillonnant le globe pour mieux le cartographier sur Google Street View, les Google Cars avaient capté des centaines de gigabits d’informations privées. Si l’entreprise avait plaidé l’accident et invoqué «une erreur de code», ces justifications n’avaient pas vraiment convaincu certains juristes américains, qui s’épanchaient dans la presse pour dénoncer un acte de malveillance. «Don’t be evil» («Ne soyez pas malveillants»)? C’était une devise, c’est devenu une question, posée au monde entier.
Dans la foulée, Eric Schmidt avait assuré les autorités du monde entier, qu’elles soient françaises, espagnoles, britanniques ou américaines, de sa coopération pleine et entière. En outre, il avait promis de leur remettre les données collectées. Mais Google est un moteur de recherche qui n’oublie rien. En février, la justice italienne a condamné au pénal trois cadres de l’entreprise pour n’avoir pas retiré suffisamment vite une vidéo montrant des brimades à l’encontre d’une personne trisomique. Coïncidence ou non, Google a soigneusement évité d’inclure l’Italie dans sa liste de pays «alliés».
Il n’y pas si longtemps, Eric Schmidt insistait sur l’importance du «jugement», et celui-ci n’avait rien de judiciaire. «Si vous avez quelque chose que vous ne voulez pas que l'on sache, peut-être ne devriez-vous pas faire cette chose en premier lieu», soutenait-il, en évoquant le Patriot Act et la législation américaine sur la sécurité nationale. Pour l’occasion, rappelons une dernière fois l’inquiétant HAL. Quand l’astronaute Dave parvient finalement à le débrancher, celui-ci susurre dans un dernier râle «mon esprit s’en va, je le sens». Avant que nos données personnelles ne deviennent incontrôlables, réfléchissons aux conséquences de ce futur proche dans lequel elles seraient abandonnées à un algorithme qui prospecterait seul. Et au moment où nos esprits partirons, au moins, nous le sentirons.
Olivier Tesquet

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