samedi 6 novembre 2010

Economie: cinq idées-zombies qui refusent de mourir

Deux ans ont passé depuis la fin de la crise financière mondiale. L’économie américaine a échappé au désastre. Le cours du Dow Jones est aujourd’hui proche de son niveau d’avant-crise. Mais les théories qui ont provoqué cette catastrophe sont toujours là, tapies dans l'ombre…
- Alan Greenspan, REUTERS/Kevin Lamarque -
Deux ans ont passé depuis la fin de la crise financière mondiale. L’économie américaine a échappé au désastre. Le cours du Dow Jones est aujourd’hui proche de son niveau d’avant-crise. Mais les théories  qui ont provoqué cette catastrophe sont toujours là, tapies dans les ombres.
La crise financière de 2007 (qui a débuté avec l’effondrement du marché américain des subprimes) a finalement révélé que les entreprises financières qui dominaient l’économie mondiale depuis des décennies étaient des sociétés spéculatives instables – sociétés qui, si elles n’étaient pas stricto sensu insolvables, n’étaient du moins pas véritablement solvables. On peut en dire autant de nombre de principes économiques défendus par les décideurs politiques au cours des décennies qui ont précédé la crise. Les économistes qui ont fondé leurs analyses sur ces principes sont en partie responsables des erreurs qui ont précipité cette même crise. Ils n’ont pas pu la prédire, ni même la déceler, et n’ont proposé aucune mesure capable de l’enrayer. Mais une chose semblait au moins acquise: on en avait bien fini avec la prédominance du secteur financier, comme avec celle des principes qui lui avaient donné un rôle central au cœur de notre économie.
Les banques et les compagnies d’assurance ont donc été tirées d’affaire par les plans de sauvetage massifs des gouvernements (et, au final, par les citoyens des pays concernés, qui ont dû payer plus d’impôts pour des services réduits). Mais trois ans plus tard, ces idées sont de retour – sous la forme de zombies. On a pu observer le même processus de réanimation dans le monde des idées. Les théories, allégations factuelles et autres projets qui semblaient morts et enterrés au lendemain de la crise s’extirpent lentement de la terre fraîchement retournée. Elles ressurgissent, prêtes à semer de nouveau la discorde.
Cinq de ces idées méritent que l’on se penche sur elles – et que l’on tente, si possible, de les remettre au plus vite sous terre. A elles cinq, elles constituent ce que l’on pourrait appeler le «libéralisme économique», ou, plus péjorativement, le «néolibéralisme». Le libéralisme économique a dominé les politiques publiques pendant plus de trente ans, des années 1970 à la crise financière mondiale. Et il domine aujourd’hui encore le mode de pensée des décideurs politiques – décideurs justement chargés de réparer ses erreurs. Voici les cinq idées en question:

1.La grande modération

L’idée selon laquelle le monde traverse, depuis 1985, une période de stabilité «macroéconomique» sans précédent – période qui pourrait ne jamais prendre fin.
Cette idée a toujours reposé sur quelques arguments statistiques douteux et sur une propension à ignorer les crises ayant affecté nombre de pays en développement dans les années 1990. Mais le principe de grande modération était bien trop pratique pour qu’on vienne le mettre en doute.
De toutes les idées dont je veux venir à bout, c’est sans doute celle que la crise a le plus clairement mise à mal. Les taux de chômage à deux chiffres, la pire récession depuis les années 1930 – que faut-il de plus pour sonner le glas de la modération? Mais non: les chercheurs qui défendent l’hypothèse de la grande modération (Olivier Coibion, Yuriy Gorodnichenko…) continuent de la défendre mordicus; pour eux, la crise financière n’est qu’une «anecdotique période transitoire d’instabilité».
Il  y a plus important: les banques centrales et les décideurs politiques prévoient de revenir à la routine de l’avant-crise. J’entends ici par routine l’ensemble des mesures instituant l’indépendance des banques centrales, le ciblage de l’inflation, et le fait de s’en remettre aux ajustements des taux d’intérêts – mesures qui ont échoué lamentablement pendant la crise financière. Cette année, lors d’un congrès célébrant le cinquantième anniversaire de la Reserve Bank of Australia, Jean-Claude Trichet (le président de la Banque centrale européenne) a livré une analyse d’une complaisance saisissante:
«Voilà plusieurs années que nous naviguons en eaux troubles, et nous sommes en train d’en sortir. Mais en tant que banquiers centraux, nous sommes toujours confrontés à de nouvelles périodes de remous dans les environnements économiques et financiers. Il nous faut relever des défis toujours nouveaux, tout en nous souvenant des principes fondamentaux qui nous ont été enseignés ces dernières décennies. Il demeure primordial d’ancrer les anticipations d’inflation, et ce tout particulièrement lorsque les circonstances sont exceptionnelles. A cet égard, notre système a jusqu’ici parfaitement fonctionné.»

2. L’hypothèse des marchés efficients

C'est l’idée selon laquelle les prix générés par les marchés financiers représentent la meilleure estimation possible de la valeur d’un investissement. (Pour prendre un exemple qui touche au plus près les politiques publiques, l’hypothèse des marchés efficients estime qu’il est impossible de surpasser les valorisations du marché en s’appuyant sur des informations publiques).
L’hypothèse des marchés efficients est en parfaite adéquation avec les principes du libéralisme économique; ses partisans ont toujours préféré invoquer cette cohérence plutôt que de prouver sa validité de manière empirique.
L’absurdité de la fin des années 1990, qui a vu la naissance et l’éclatement de la bulle Internet, aurait dû balayer cette théorie Mais étant donné la croissance explosive et l’immense rentabilité du secteur financier du début des années 2000, l’hypothèse était bien trop profitable pour être abandonnée.
Certains de ses défenseurs ont élaboré des théories visant à prouver que le fait de placer des milliards de dollars dans des sociétés de livraisons d’alimentation pour chiens via Internet était parfaitement rationnel. D’autres ont simplement décidé de considérer la bulle Internet comme l’exception qui confirme la règle.
D’un côté comme de l’autre, la leçon était la même: les gouvernements devaient laisser le secteur financier à ses tours de magies, sans ingérence aucune. Une leçon observée à la lettre, en toute confiance… jusqu’à ce qu’elle ne manque de détruire notre économie à la fin de l’année 2008.
L’hypothèse des marchés efficients devrait aujourd’hui être discréditée une fois pour toutes, et rares sont ceux qui osent encore la défendre ouvertement – mais elle a néanmoins survécu à sa propre mort; elle s’est transformée en zombie. Il suffit de constater l’importance que l’on donne en Europe aux agences de notations et aux marchés obligataires dans le débat entourant la «crise de la dette souveraine». C’est pourtant l’échec de ces institutions, et la bulle spéculative qu’elles ont contribué à faire naître, qui a précipité le monde dans la crise.

3. L’équilibre général dynamique et stochastique (EGDS)

C'est l’idée selon laquelle l’analyse «macroéconomique» ne devrait pas tenir compte de réalités observables, comme les booms et les effondrements du marché, et qu’elle devrait se concentrer exclusivement sur conséquences théoriques de l’optimisation des comportements des consommateurs, des entreprises et des employés parfaitement raisonnables (ou presque).
La macroéconomie de l’EGDS est née des cendres de la synthèse économique, qui guidait les politiques publiques dans les décennies ayant suivi la seconde Guerre Mondiale; ensemble fait de macroéconomie keynésienne et de microéconomie néoclassique. Au lendemain de la stagflation des années 1970, les critiques de John Maynard Keynes (comme Robert Lucas, économiste à l’université de Chicago) ont affirmé que l’analyse macroéconomique de l’emploi et de l’inflation ne pouvait fonctionner que si elle s’appuyait sur les fondations microéconomiques déjà utilisées pour analyser  les marchés individuels, et la façon dont ces marchés interagissaient pour créer un équilibre général.
Le résultat fut d’une beauté saisissante; l’économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, l’a même comparé à un haïku. En apportant quelques modifications au modèle, il était possible de représenter les booms et les récessions – sur l’échelle en vigueur à l’époque de la grande modération, certes bien modeste – et de soutenir la politique monétaire.
Mais quand la crise est arrivée, toutes ces belles subtilités se sont avérées inutiles. Non seulement les modèles élaborés par l’EGDS n’ont pas vu venir le désastre, mais ils n’ont rien apporté au débat entourant les mesures à adopter pour en venir à bout – qui ne faisaient pourtant appel qu’à des modèles keynésiens classiques, expliqués par de simples graphiques (comme on peut en trouver dans les manuels d’initiation à l’économie).
L’économiste Paul Krugman (entre autres spécialistes) a écrit que la profession avait confondu beauté et vérité. L’analyse macroéconomique doit être plus réaliste, même s’il elle doit sacrifier un peu de sa rigueur pour y parvenir. Mais il est bien difficile de contraindre un tel poids lourd de la recherche universitaire à faire demi-tour; l’EGDS a donc continué sur sa lancée, sans jamais avoir à répondre de ses échecs. Selon Google Scholar, 2.600 articles de recherche consacrés à la macroéconomie de l’EGDS ont été publiés depuis 2009; et ce n’est qu’un début.

4. L’hypothèse du ruissellement

C'est l’idée selon laquelle les politiques qui profitent aux riches finiront par avantager les plus défavorisés.
Contrairement aux idées-zombies évoquées jusqu’ici, la théorie économique du ruissellement existe depuis bien longtemps. Le terme aurait été inventé par Will Rogers, cow-boy saltimbanque, qui fit cette observation  sur les baisses d’impôts organisées par le gouvernement d’Herbert Hoover en 1928:
«On a mis tout l’argent en haut de l’échelle, en espérant qu’il finisse par ruisseler vers les nécessiteux. Monsieur Hoover (…) [ne savait pas] que l’argent ruisselle toujours vers le haut.»
La théorie du ruissellement devait être réfutée par l’âge d’or économique de l’après-guerre. Pendant la «Grande Compression» la grande réduction des inégalités (syndicats puissants, impôts progressifs) a coïncidé avec une période de plein-emploi et une croissance économique soutenue.
Mais quelle que soit les preuves, une idée qui avantage les riches et les puissants ne peut être étouffée bien longtemps. Dans les années1980, lorsque l’inégalité a gagné du terrain, les partisans de l’économie de l’offre et les économistes de l’école de Chicago ont juré que la richesse des classes sociales supérieures finirait tôt ou tard par avantager l’ensemble de la société. Le succès de cette théorie a grandi avec le triomphalisme des années 1990: c’était la première fois (depuis les années 1970 et l’effondrement du keynésianisme) que les bénéfices de la croissance étaient si largement répartis, et le boom boursier promettait monts et merveilles à tous les actionnaires.
La crise financière mondiale marque la fin de cette époque; elle nous permet de passer en revue la façon dont les bénéfices de la croissance ont été partagés depuis les années 1970. Les conclusions sont frappantes. Aux Etats-Unis, la majorité des bénéfices de la croissance est allée aux Américains appartenant au premier centile de la répartition des revenus. En 2007, un quart des revenus des particuliers est allé à 1% de la population; soit plus que les 50% de ménages américains les plus pauvres.
La vague de richesse est donc loin d’avoir irrigué l’ensemble du territoire. Aux Etats-Unis, le revenu moyen des ménages a même baissé au cours de la dernière décennie – et il stagnait depuis les années 1970. Les salaires des bacheliers ont aussi baissé de manière significative durant la même période.
Mais quels que soient les faits, vous trouverez toujours des économistes pour défendre les politiques économiques qui avantagent les riches. L’analyste Thomas Sowell nous en fournit un parfait exemple.
«Si par mobilité, on entend la liberté de mouvement, alors nous avons tous accès à la même mobilité, même si au final, certains vont plus vite que d’autres, et si certains ne bougent pas du tout.»
Traduisons cette image en termes réalistes. Prenez un enfant né dans une famille aisée; ses parents ont la capacité et la volonté de lui offrir une éducation de grande qualité; ayant eux-mêmes fait leurs études dans les  meilleures universités d’Amérique, ils peuvent l’y faire entrer sans problème. Prenez maintenant un enfant dont les parents peinent à subvenir aux besoins du ménage. Si l’on s’en tient à cette théorie, le fait que les membres du premier groupe soient absolument certains de mieux s’en tirer que ceux du second ne devrait pas nous inquiéter. Après tout, on peut être issu d’une classe sociale défavorisée et réussir sa vie – et aucune loi n’empêche le reste de la population de faire de même.
Contrairement à ce qu’aime à croire une majorité d’Américains, les Etats-Unis jouissent d’une mobilité sociale bien plus faible que celle observée dans le reste des pays développés. Comme le démontrent Ron Haskins et Isabel Sawhill (de la Brookings Institution), chez les Américains, 42% des hommes dont le père appartient aux 20% inférieurs de la répartition des revenus feront eux aussi partie de cette catégorie. Or ce pourcentage n’est que de 25% au Danemark, de 26% en Suède, de 28% en Finlande et de 30% en Grande-Bretagne. Le rêve américain se transforme chaque jour un peu plus en mythe.

5. Privatisation

C'est l’idée selon laquelle toute fonction remplie par le gouvernement pourrait être assurée de manière plus efficace par une société privée. 

La frontière entre les secteurs publics et privés a toujours été mouvante, mais depuis la fin du XIXème siècle, la tendance générale est à l’expansion du rôle de l’Etat, chargé de corriger les limites et les erreurs du marché. Depuis l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, dans la Grande-Bretagne des années 1980, plusieurs pays agissent désormais de concert pour inverser ce processus. La base théorique justifiant la privatisation s’appuyait sur l’hypothèse des marchés efficients, selon laquelle «marchés privés» veut dire  «meilleurs choix d’investissements» et «opérations plus efficaces que les planificateurs du service public».

L’impératif politique découlait de la «crise fiscale de l’Etat», survenue lorsque l’Etat-providence (et ses responsabilités toujours croissantes) se heurta à la fin de la croissance économique soutenue,  sans laquelle il ne pouvait exister.
La vérité, c’est que même pendant l’âge d’or, la privatisation n’a jamais tenu ses promesses. Les entreprises nationalisées étaient vendues à des prix trop bas pour compenser la perte des revenus générés. Au lieu d’introduire une nouvelle époque de compétition, la privatisation s’est contentée de se substituer aux monopoles publics, qui avaient mis en place toutes sortes d’arbitrages réglementaires  pour maximiser leurs profits. En Australie, la Macquarie Bank, qui se spécialise dans ce type de sociétés à monopole, connue sous le surnom d’«usine à millionnaires», a prouvé qu’elle était particulièrement douée pour faire grimper les prix et les frais pendant une privatisation, et ce dans des proportions que les gouvernements concernés n’avaient pas anticipées.
Les échecs des privatisations ont été encore plus retentissants au XXIème siècle. Une série de privatisations ont été annulées (Air New Zealand; Railtack en Grande Bretagne). Puis, dans le chaos de la crise financière, des géants comme General Motors ou l’American International Groupe (AIG) ont demandé à passer sous la tutelle de l’Etat.
Les partisans raisonnables de l’économie mixte n’ont jamais dit qu’il fallait s’opposer à toutes les privatisations. En fonction des circonstances, l’intervention de l’Etat dans certains secteurs de l’économie peut s’avérer salutaire ou superflue. Mais la théorie selon laquelle ont devrait mettre toute innovation entre les mains du secteur privé doit être renvoyée au cimetière des idées mortes.

CONCLUSION

La crise financière mondiale à beau les avoir discréditées, les théories qui sous-tendent le libéralisme économique continuent de guider le raisonnement de nombreux (si ce n’est de la majorité) des décideurs politiques et des analystes. En partie parce que ces idées vont dans le sens des groupes d’intérêts les plus riches et les plus puissants. Et en partie aussi parce que les engagements intellectuels sont tenaces.
Mais il y a plus important: la survie de ces idées-zombies reflète également l’absence d’une alternative qui tienne la route. Si nous voulons éviter qu’une crise de cette ampleur ne se reproduise, il faut que l’économie du XXIème siècle change radicalement d’orientation.
Pour aller au plus évident: moins de rigueur, et plus de pertinence. L’extrême importance donnée à la rigueur logique et mathématique ont certes permis à l’économie d’acquérir une cohérence interne qui fait défaut aux autres sciences sociales. Mais une série d’échecs cohérents demeure une série d’échecs.
De la même manière, l’équité vaut mieux que l’efficacité. Voilà trente ans que les libéraux font la promotion de politiques fondées sur l’idée d’efficacité – et sur la prétendue efficacité des marchés financiers; ces théories n’ont pas vraiment amélioré les performances économiques des pays concernés, mais elles y ont généré beaucoup d’inégalités, et ce tout particulièrement dans le monde anglophone. Les économistes doivent rediriger leur attention vers les politiques à même de permettre une répartition des revenus plus équitable.
Enfin, puisque nous vivons l’effondrement d’une «nouvelle ère» économique de plus, il serait bon que les économistes fassent preuve d’un peu plus d’humilité et d’un peu moins d’hybris. Plus de deux siècles après Adam Smith, la profession devrait admettre, avec Socrate, que «l’homme sage est celui qui sait qu’il ne sait rien.»  
Chaque crise est une opportunité. La crise donne une chance aux économistes; celle d’enterrer les idées-zombies qui ont précipité le monde dans la tourmente, et d’élaborer un système de pensée plus réaliste, plus modeste, et, par-dessus tout utile à l’ensemble de la communauté.

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