lundi 8 juin 2009

Votre capital santé m’intéresse...

« Arrêtez de fumer, protégez votre capital santé ! » : le message a recouvert les murs de nos villes et les « unes » de nos quotidiens et magazines (1). Comme si, à force de n’en faire qu’un atout, un bien, un capital – dont le rendement dépendra des choix stratégiques et de la « responsabilisation » de chaque individu, l’on avait oublié que la santé est à la fois construction culturelle et éthique personnelle. En 1975 déjà, Michel Foucault avait analysé le « regard médical » comme l’une des composantes de nos « sociétés de contrôle » modernes (2). Trente ans plus tard, les analyses critiques sont bien discrètes qui pourraient éclairer la place du nouveau discours sur la santé au cœur de la démocratie de marché. Qui oserait critiquer la norme dominante d’optimisation des corps et des organes, de prévention des risques et d’épanouissement ? Elle est présentée dorénavant à la façon d’un processus naturel, ce bon instinct, en l’occurrence, que sauront réveiller en nous les nouveaux experts de la santé.

Car le capitalisme avancé, avec ses ressorts vitalistes, son impératif de mobilisation des corps, a rendu inaudible tout autre son de cloche. L’heure est au chantage unanime à la gestion individuelle de sa santé. Face au tabac, à l’alcool, à la pollution ou aux rayons du soleil. « Deux Français sur trois prennent des risques », constatait fin 2007 un sondage IFOP pour le compte des marques Kiria et Philips : « Un détachement qui frôle parfois la désinvolture », commentent les experts sur le ton du paternalisme, tandis que les psychologues peinent à expliquer « pourquoi les êtres humains sont si négligents avec leur bien le plus précieux » – en particulier les adolescents, qui forment « la population qui tire le plus de chèques en blanc sur sa santé ». Heureusement, la manie des « sociotypes », qui cache depuis trente ans les conflits de classe derrière l’écran de fumée des « styles de vie », vient aider les décideurs à pallier cette criminelle inconséquence, en leur proposant de répartir les Français en quatre « familles » face à la santé : les « insouciants » (27 %), les « classiques » (25 %), les « préventifs » (24 %) et les « fatalistes » (24 %) – ces derniers souvent pauvres et/ou jeunes.

En redéfinissant la santé comme une obligation personnelle de prévention, selon la logique aujourd’hui dominante du « risque » et de son imputation individuelle, les assureurs, les industriels du secteur et les médias spécialisés ont accrédité l’idée-clé d’un « devoir de santé » auquel oseraient déroger, à leurs dépens et aux frais de la collectivité, les fumeurs, les buveurs, les non-sportifs, les mangeurs malsains et autres dépressifs chroniques « refusant de se soigner ». C’est à eux, et à eux seuls, que doivent être imputées les faiblesses de leurs fonctions vitales, mais aussi, dans la foulée, celles de l’économie nationale, trop longtemps « redistributive », estiment ainsi les nouveaux économistes de la santé. C’est le cas de l’universitaire Claude Le Pen (déplorant le « phénomène de dichotomie classique » de patients inquiets qui ne font pourtant pas « ce qu’il faut faire ») ou du député socialiste Jean-Marie Le Guen, qui regrette qu’il n’y ait pas en France de « culture de la santé publique », ni d’attitude individuellement responsable face au « trou de la Sécu ».

Théorisées il y a quelques années par un philosophe revenu du maoïsme, François Ewald, et par le coprésident du Mouvement des entreprises de France (Medef) Denis Kessler (3), sous les noms ronflants de « risquologie » (la théorie du risque comme « dernier lien social ») et de « principe de précaution », la détection systématique de toutes les conduites à risques et l’approche qui la sous-tend en termes de maximisation et d’amortissement de soi ont investi peu à peu toutes les régions de l’existence qui en étaient restées indemnes. Car il faut désormais prévenir la panne sexuelle du couple avec enfant(s). Organiser ses vacances comme un ressourcement optimal. Coller à une diététique de la vie saine, ou à la nouvelle biopolitique de la minceur. S’adonner au sport pour vivre plus longtemps ou pour s’offrir dès maintenant un « corps du dehors » (selon l’expression de l’universitaire Georges Vigarello pour désigner la motivation esthético-narcissique, désormais décisive, de toute pratique sportive). Et, pourquoi pas, s’essayer à l’aventure extrême pour le bienfait de ses « shoots d’adrénaline », ou même aux oboles du Téléthon puisque la myopathie, elle aussi, exige un effort de chacun. C’est bien la faute à chacun, en somme, si des malheurs aussi anachroniques que les maladies ou la décadence des corps nous tombent encore dessus en l’an 2008...

Dans la plupart de ces cas, on a glissé de la santé en tant qu’état de résistance à la maladie à la santé comme prévention de tout risque physique ou existentiel, puis, de fait, à la santé comme vecteur d’optimisation de l’individu, c’est-à-dire avant tout de sa force de travail. Elle n’est plus seulement un état d’équilibre, mais aussi un idéal d’épanouissement personnel et professionnel, que résume la rubrique plus large et plus floue de la « forme », en vogue en France depuis le début des années 1980. Le mensuel Vital (créé en 1980) avait même pour slogan une formule un peu désuète, qui énonce ce lien entre santé, mobilisation de soi et appel à « devenir un individu », ou à se « réaliser » pleinement : « Est-ce que cela ne vaut pas la peine de se regarder le nombril d’un peu plus près ? »

C’est aussi, comme le résument Les Echos, que « les entreprises veulent des salariés en forme » : nouveaux programmes de santé incitatifs (chez PepsiCo ou Unilever), sensibilisation à l’alimentation saine (au Crédit agricole), objectif personnalisé d’amélioration du bilan de santé (Kraft Foods), émulation par récompense des employés les plus soucieux de leur santé (avec le grand prix Axa-Santé) ou même, aux Etats-Unis (qui ont ici encore une longueur d’avance), amendes aux salariés récalcitrants « en cas d’objectif pondéral non atteint » (chez Clarian Health Partners) (4). C’est ainsi que les entreprises les plus innovantes se font le relais efficace des nouvelles biopolitiques d’Etat, ou de cette fonction de prise en charge des corps et des vies par l’administration publique jadis pointée par Foucault (qui la voit émerger entre la Révolution et le milieu du XIXe siècle). Depuis quelques décennies, elle a pris une tournure nouvelle : extension des politiques de prévention, moralisation des attitudes, contrôle des conduites et des comportements à risques. Autrement dit, à l’heure du retrait du vieil Etat-providence, une prise en charge des corps « citoyens » est moins répressive qu’incitative, moins régalienne que « responsabilisante », moins directement prescriptive que vouée à favoriser l’intériorisation du contrôle. Ou, pour employer le vocable de certains anarchistes, l’endoflicage.

Géants pharmaceutiques et experts d’Etat, ministères de la République et médias privés, annonceurs et comités d’éthique se retrouvent ici au coude à coude, moins au sens « complotiste » d’une alliance des puissants dans le dos du citoyen qu’au plus profond de la logique néolibérale – dont Foucault avait aussi en son temps proposé une généalogie historique (5). Il définissait à la fois le néolibéralisme comme autolimitation de la politique, avec un gouvernement « frugal » soumis aux forces du marché, et comme nouvelle modalité de la politique. Une politique de la vie, ou « biopolitique », vise à organiser et à favoriser la « production de la vie », à déléguer pour ce faire aux individus atomisés (électeurs et/ou consommateurs) une fonction décisive de contrôle et de maximisation de soi, et à imposer des normes strictes dans le domaine du rapport des corps entre eux, de chaque corps à sa (sur)vie et de la vie elle-même à son « plein accomplissement ».

Ainsi, quand ce ne sont pas uniquement les ingénieurs de l’écologie ou de l’alimentation bio qui nous disent comment vivre, pour notre bien comme pour celui du corps collectif, mais encore les risquologues, les économistes, les thérapeutes de plateau de télévision, les entraîneurs sportifs et les sexologues « alternatifs », les géants du médicament et les politiques de tous bords, et jusqu’à la famille elle-même ou la direction des ressources humaines, soucieuses d’optimiser notre « capital santé », alors ce corps qu’on nous attribue cesse définitivement d’être le nôtre. Ce corps utopique qu’affichent toutes les publicités, ce corps omniprésent toujours affublé de son possessif triomphal (mon corps) se fait le site, bien au contraire, de la plus insidieuse des expropriations : il n’est plus du tout mon corps, s’il l’a jamais été, moins encore qu’à l’époque où des interdits multiples le contraignaient et où un souverain avait sur lui droit de vie et de mort. Moins encore qu’à une époque aujourd’hui oubliée où ce corps, jouisseur et mortel, malade et impromptu, n’avait pas encore été investi en ses creux les plus intimes par tous les pouvoirs du moment.

François Cusset

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